La position assise est, dit-on, une des meilleures et des plus confortables pour prendre un repas. Fort de cette information capitale, je dénichais un siège moelleux dans un petit bistro près de chez moi et m’y enfonçais sans autre préambule.
A peine la toile de mon pantalon avait-elle frôlé le cuir du siège en question, qu’une délicieuse et fraîche enfant se tenait en faction devant moi, un bloc note et un stylo en main, prête à tout. Rendant grâce à sa célérité, j’octroyais à mon hôtesse un large sourire qui fendit mon visage d’une oreille à l’autre et commandais mon futur repas d’un ton badin mais non dépourvu d’érotisme. Sur quoi je ponctuais ma phrase d’un « merci » à faire fondre une famille entière d’ours polaire.
Légère comme une biscotte sans sel, elle pivota sur ses talons me dévoilant ainsi la face cachée de ses charmes secrets. Je ne pus retenir un grognement de satisfaction lorsque je la vis ondoyer vers le comptoir comme une biche à l’orée du bois. L’attente fut de courte durée et elle revint déposer sur ma table un croque-madame (comme le mot est juste !) et un verre de lait. Elle me fit don d’un charmant sourire sucré et d’une note salée, puis disparue, avalée par la foule des clients agglutinés au comptoir.
Je flottais dans mes pensées, quand l’odeur du repas me ramena à la réalité. Saisi soudain d’une pulsion culinaire que je ne pouvais contrôler, je saisis mes couverts et sans plus tarder, attaquais ma nourriture avec conviction.
L’acte achevé, j’entrepris de me curer les dents. Ce que je fis avec une hargne sans précédent car un morceau de jambon s’était coincé perfidement dans ma prémolaire gauche. Mes voisins de tables les plus proches avaient cessé leur repas afin d’observer, dans le plus grand recueillement, cette curieuse chorégraphie dentaire.
Je devais sans doute m’acharner sans m’en rendre compte car tous les clients cette fois avaient, de concert, stoppé leurs activités et concentraient leur attention sur ma personne. Au bout d’un moment, à forcer comme un damné, ce qui devait arriver, arriva. Une dent de la fourchette resta plantée dans la mienne.
Alors que je m’aidais du couteau à pain pour ôter cette dent, le drame survint. Le couteau glissa et arracha la partie gauche de ma mâchoire inférieure qui vint atterrir lourde et ensanglantée dans le rôti de veau nouilles de ma voisine de table.
Je me trouvais, vous devez vous en douter, dans une situation embarrassante et je me penchais vers elle pour m’excuser, lorsque la partie droite de ma mâchoire profita de l’occasion pour m’abandonner. Vu l’état dans lequel je me trouvais, je ne pouvais que bafouiller des bribes de phrases incohérentes qui eurent pour effets, désastreux, de propulser les dents de ma mâchoire supérieure dans divers endroits du café, et ceci à la stupeur générale des clients. Certaines, éjectées avec force, atteignirent des gens les blessant sauvagement. Quelques-uns avaient eu la présence d’esprit de se réfugier derrière le comptoir ou de se servir d’un plateau comme bouclier. Un homme de forte taille s’apercevant du danger eu tout juste le temps de se mettre en travers de la jeune serveuse et une de mes dents… plombée celle-ci.
Malheureusement pour lui, elle l’atteignit en plein front et il s’écroula de tout son formidable poids, écrasant sous son corps la frêle jeune femme qu’il avait voulu protéger. Pris de panique, je jetais des regards affolés sur l’assistance, quand un de mes regards, le droit précisément, quitta mon orbite pour aller fracasser le distributeur de cacahouète à dix pas de là. Le gauche tomba mollement sur ma chaussure et roula sous la table. Ce fut la dernière chose que je vis ! La cécité est une chose terrible quand elle s’abat soudainement sur vous.
Comme il m’était devenu impossible de voir la suite des événements, je tendis l’oreille afin de deviner ce qui était en train de se passer. Je tendis si fortement mon oreille gauche, c’est celle avec laquelle j’entends le mieux, qu’elle se décolla de mon visage et s’allongea jusqu’à toucher le flipper. Un instant plus tard se fut au tour de l’autre oreille de suivre un chemin similaire. Incapable de réagir, je sentais mes oreilles s’allonger, s’allonger… puis, ayant atteint leur limite d’extension, elles se détendirent sèchement et claquèrent tel un fouet de chaque côté de mon visage, creusant profondément mes joues. A tel point que l’on pouvait, sans trop forcer, apercevoir le fond de mon palais.
Au point où en étaient les choses, je ne voyais pas ce qui aurait pu m’arriver de pire. Hélas, dans l’horreur, l’imagination humaine n’a aucune limite ! J’étais en train de réfléchir sérieusement sur la situation, quand mon corps commença à bouger et à frétiller d’une façon qui ne me plaisait guère.
Il est une vieille expression populaire qui dit, à l’occasion d’un événement spectaculaire ou invraisemblable, ceci : Les bras m’en tombent. ET BIEN ! … c’est précisément ce qui se produisit à cet instant !
Les bras m’en tombèrent. Ils gisaient pitoyablement de chaque côté de la table, inertes et ridicules. Alors que, machinalement, dans un reflex absurde, j’esquissais un geste pour les ramasser, l’horreur de la situation me cloua au siège. PAF ! J’essayai de me débattre pour sortir de ce cauchemar, mais c’était trop tard. L’horreur m’avait bel et bien cloué au siège comme un pantin inarticulé. Il ne me restait plus qu’une seule solution. Fuir ! … désespérément fuir… n’importe où. Prendre les jambes à mon cou ! Par quel sombre sortilège, mes jambes suivirent très exactement le fil de mes pensées ? ?? Toujours est-il qu’elles se retrouvèrent pantelantes de chaque côté de mon visage.
Alors, comme Moïse descendant le mont Sinaï et retrouvant son peuple perverti adorant le veau d’or, une juste colère m’envahit. Mon sang ne fit qu’un tour dans mes veines… un seul ! Le second, il le fit par terre sur le carrelage, entre les chaises, sous la porte du café et le long du caniveau. Mon sang, mon propre sang, coulait dans la rue et je ne pouvais que rester là, impuissant, à le deviner rougir le trottoir. Il y avait vraiment trop de bonnes raisons pour enfin perdre la tête. Où, je ne serais pas en mesure de le dire mais en tout cas, hors de portée de mon corps.
Il me semble maintenant, à bien y réfléchir, qu’avec tout ce qui m’était arrivé, j’aurai dû, normalement, être mort. Oui, mais non. Et pourtant si… et pourtant non. Et puis, aussi soudainement que je m’étais assoupi, je me suis réveillé.
Après ce terrible accident de voiture qui m’a laissé paralysé, je fais de plus en plus souvent ces étranges et innommables cauchemars. Mais au fond de moi, je sais bien que le pire des cauchemars, c’est la réalité. Alors le mieux, c’est encore de dormir et rêver. J’arriverais bien un jour à contrôler mes rêves et ils m’emporteront vers un pays bordé de ciel bleu. Un jour… ou une nuit !