Le départ

On savait que cela allait arriver. C’est dans l’ordre des choses. Un jour ou l’autre, on allait y être confronté. Forcément. Mais on a beau le savoir, le jour où ça arrive, on n’est pas préparé. On subit le choc. Moi, l’impact a eu lieu quand je suis rentré dans sa chambre une semaine plus tard. J’avais l’habitude du désordre qui vous sautait au visage quand on poussait sa porte. Une porte close à laquelle il fallait frapper plusieurs fois pour avoir une réponse nonchalante ou un vague grognement qui vous donnait ou non, suivant l’heure ou l’humeur, l’autorisation d’y entrer. Dès que l’on poussait la porte, c`était d’abord les effluves sauvages de l’adolescence renfermée qui vous sautaient aux narines et vous piquaient les yeux. Une odeur musquée et pénétrante, comme celle d’une moufette défendant son territoire. Puis, s’incrustait en vous cette vision apocalyptique de vêtements chiffonnés gisant à terre, s’entassant en pile désordonnées sur le lit et sur la chaise ou pendant tristement des cintres cassés et débordant à flot bouillonnant de l’armoire. Sur les étagères incurvées par le poids du désordre, entre les livres et les poupées en porcelaine, trainaient des assiettes et des couverts entassés en équilibre instable avec des reliefs de nourritures séchées. De tiroirs ouverts jaillissaient, pêle-mêle et dans un fatras multicolore, culottes, pantalons, jupes, pull, manteaux, ceintures et teeshirt. Les nôtres, souvent, qu’elle piquait régulièrement à sa mère et à moi-même, même s’ils étaient trop grand pour elle. Je dirais même, surtout s’ils étaient trop grand pour elle. Sur la commode, mille petites choses et objets inutiles s’entassaient et auraient dû logiquement finir dans une poubelle si elle en avait eu une. À la place, gisait un vieux carton à chaussures rempli ras la gueule de choses dont on n’avait pas envie de connaitre la provenance, dont certaines, organiques, avaient largement dépassés la date de péremption. Sur les murs, s`étalaient, fièrement, mais sans aucun sens de l’esthétisme, les nombreux posters dédicacés d’artistes de tous poils et de vieux films d’horreur en noir et blanc dont elle était férue.

Nous n’avions bien entendu pas le droit de pénétrer son antre quand elle était absente et, faut-il le préciser, interdiction formelle de la ranger ou de la nettoyer. Interdiction que nous bravions parfois quand la nature elle-même proliférait nous obligeant à prendre des mesures sanitaires drastiques.

Mais la vie est ainsi faite, qu’à présent, nous serions prêts à tout donner pour que, l’espace d’un instant, cette chambre – qui était devenue un bureau parfaitement ordonné et lumineux depuis que notre fille nous avait annoncé qu’elle allait vivre en collocation avec son chum et ses amis – retrouve son état primitif.