L’ombre – le roman

 PROLOGUE

                            Coup de foudre

La pluie s’était abattue sur Paris aussi soudainement qu’une matraque de CRS sur la tête d’un étudiant en plein mois de mai. Dans une gare St Lazare grouillante de voyageurs, l’homme traversait le grand hall, en trottinant…

Au milieu de cette fourmilière, véritable marée humaine, au flux et reflux incessant qui se jetait, affolée, contre les rives de sa propre existence, il essayait de se frayer un chemin. Autour de lui, on montait et on descendait des marches en courant, on se jetait dans des wagons bondés, on se serrait les uns contre les autres sans se connaître, on se bousculait sans se reconnaître, on se précipitait vers sa destination sans prendre le temps de souffler.

Un observateur attentif et moins pressé aurait pu apercevoir dans ce concentré d’humanité, le reflet de son temps.

En haut des marches menant à la salle des pas perdus, des badauds et des touristes, surpris par la violence de l’orage et trempés jusqu’à la moelle, s’abritaient un instant avant de repartir en courrant vers leurs destinées.

Dehors, la pluie torrentielle avait déployé son grand manteau gris et froid et semblait vouloir le refermer sur la capitale. Des rafales de vent bouillonnant jetaient les passants dans la plus grande confusion, arrachant les parapluies des mains trempées, cognant furieusement contre les devantures des magasins où des employés s’échinaient à sauver les quelques articles déjà inondés et…

Bon…

Hem… on ne va pas rentrer dans ce genre de littérature. Ça vous fatigue ?… moi aussi. Parfait ! Passons tout de suite à l’essentiel, c’est-à-dire, moi ; l’homme dont il est question, un peu plus haut, celui qui traverse le hall en trottinant. Je sais, c’est ridicule. On ne se connaît pas encore, et la première image que vous avez de moi, c’est celle d’un homme trottinant. Alors que je ne trottine pour ainsi dire jamais. Là, c’est exceptionnel ! C’est à cause des mes chaussures neuves. Elles me font mal aux pieds et du coup, je ne pose pas vraiment le talon sur le sol. Je marche sur la pointe sans appuyer et comme j’ai mal, je me dépêche d’arriver à destination. C’est ce qui donne cette démarche un peu aléatoire et sautillante. Mais bon, je ne cherche pas d’excuse, je trottinais je l’avoue. Seulement, je ne peux pas m’empêcher de penser que la première impression que l’on a d’une personne est souvent celle qui reste et je ne voudrais pas que vous pensiez que je suis quelqu’un qui a pour habitude de trottiner bêtement dans les gares. Ce serait un peu restrictif. Mais vous êtes là pour écouter mon histoire, alors, commençons plutôt par le commencement. Enfin, disons un commencement possible, parce qu’il y aurait cent manières de commencer. Le plus simple, je crois, c’est de décliner mon identité. Je m’appelle Denis, j’ai 31 ans, je suis de taille moyenne et d’allure insignifiante. Enfin, c’est ce qu’on dit, mais pour être honnête on n’est pas loin de la vérité. Mon prénom n’a en soi aucune espèce d’importance à part le fait que c’était celui de mon arrière-grand-père ; un homme qui avait tout raté dans sa vie et, notamment, la dernière marche de son escalier. Résultat : une chute mortelle de 5 étages.

Maintenant, imaginez-moi engoncé dans un pardessus trop grand pour ma frêle carcasse, les mains enfoncées dans les poches, les épaules voûtées et forçant le pas comme si j’avais le diable à mes trousses. Si je marche, pardon, si je trottine aussi vite ce n’est pas pour le plaisir. Non. Le jour où on me verra courir pour le plaisir, il fera chaud. Mais outre le fait que, comme je l’ai expliqué plus haut, mes pieds souffrent le martyr, je suis vraiment pressé par le temps. Je dois prendre des photos pour mon passeport. Très important. Je suis censé prendre un avion pour l’Afrique dans une semaine et je me suis aperçu seulement hier que mon passeport était invalide. C’est tout moi, ça. Si vous avez du temps à perdre, vous allez voir que des conneries comme ça j’en ai fait à la pelle. Je n’y peux rien, c’est de naissance comme on dit. Certaines choses échappent à mon contrôle. Oh, ce n’est jamais vraiment très grave… enfin presque jamais. Et puis j’ai l’habitude. Mais, ça a le don d’agacer mes amis et mes proches. Je ne sais pas s’il y a un truc de cause à effet, mais il s’avère que des amis je n’en ai pas beaucoup. Cela dit, ça ne me dérange pas plus que ça. Je suis un solitaire. Et puis j’ai un rythme de vie qui déconcerte, alors peu de gens y sont sensibles. Quant à mes proches, j’ai ceux que l’on m’a octroyés à la naissance. Un père, une mère, plus un beau-père depuis que ma mère s’est remariée, des frangins, deux vrais et un demi, une grande sœur très chouette, et puis le quota habituel d’oncles, de tantes, de neveux et nièces et puis pas mal d’animaux ; des chats, des chiens et un iguane.

Donc, mon passeport actuel étant d’une inutilité sans nom, je courre, je courre, à en perdre la laine comme disait un mouton que je connaissais bien. Il faut dire que mon minutage est très précis. Dix minutes / un quart d’heure, pour prendre les photos, ensuite encore un petit sprint jusqu’à Auber et de là prendre le RER A direction Nanterre et sa belle préfecture où, muni de tous les papiers requis, je compte mettre en route la machine administrative qui me délivrera, si tout va bien, un passeport valide et tout neuf.

Oui, à ce moment-là, c’était vraiment la chose qui me semblait la plus importante, mais je n’avais aucune idée de ce qui allait m’arriver dans les minutes suivantes. Mais alors, vraiment aucune. Ce que je peux vous dire, c’est que je n’ai jamais mis les pieds en Afrique.

Voilà ! Le décor est planté comme on dit. En parlant de décor, j’allais en oublier la pièce la plus importante, la pièce maîtresse. Un photomaton à cabine double. Avec un joli petit rideau couleur indécise devant l’entrée. Rideau que j’allais écarter d’un geste insouciant sans savoir, à ce moment-là, qu’il allait s’ouvrir sur une scène gigantesque. La grande scène de la vie. De MA vie. Bon, j’ai tendance à théâtraliser vous allez vous en rendre compte. Je ne suis pas comédien pour rien. Oh ? Je ne vous l’avais pas dit ? Ben, vous le savez maintenant. Comédien, acteur, interprète, intermittent, chômeur… comme vous voulez. C’est mon boulot. Je ne l’ai pas vraiment choisi bien qu’il se soit imposé comme une évidence. Je ne vais pas vous faire le coup du : « j’ai toujours voulu faire ce métier depuis tout petit » ou « j’étais destiné à brûler les planches » ou encore « je ne vois pas ce que j’aurais pu faire d’autre. Surtout avec un pauvre CAP de chaudronnier en poche. Ah oui, j’ai oublié de vous dire. Ce que vous venez d’entendre à l’instant, c’est ma voix intérieure. Une petite voix insolente et agaçante qui va s’insinuer de façon régulière dans le récit. Tu n’étais pas obligé de leur dire, ils s’en seraient bien rendu compte tôt ou tard. Ce ne sont pas des imbéciles. Enfin pas tous. Je peux reprendre le fil de mon histoire ? Je t’en prie, c’est ta vie. Donc, qu’est-ce que je disais avant d’être interrompu par moi-même ? Ah oui. Que je n’allais pas vous faire le coup du :  « je suis devenu comédien, parce que c’est mon destin…» en vérité, je suis passé par hasard devant une école de théâtre. Elle était ouverte, moi j’étais légèrement désœuvré à cette époque, alors j’ai poussé la porte et je me suis inscrit. Une semaine plus tard, je récitais du Victor Hugo devant une assistance encore plus flippée que moi en réussissant à ne pas m’évanouir. Six mois plus tard, je jouais ma première pièce ; l’article 330 de Courteline. J’y interprétais le rôle de La Brige, un philosophe défensif accusé d’outrage public aux bonnes mœurs, après avoir montré son postérieur à tout Paris en réponse à l’installation du trottoir roulant de l’exposition universelle de 1900 qui passait à hauteur de sa fenêtre. Tout ça, d ans un vrai théâtre avec des loges et du maquillage et devant un vrai public pour une dizaine de représentations. Expérience unique et virus du théâtre assuré.

Mais revenons à notre photomaton si vous le voulez bien. Je pourrais vous dire qu’au moment où j’ai pénétré dans la cabine, j’ai eu la certitude absolue que cette journée allait être particulière, que j’ai eu un léger instant d’hésitation où j’ai failli faire demi-tour, comme si j’avais pressenti l’imminence… blablabla, mais non. Je suis entré, j’ai ôté mon pardessus trempé et je me suis assis sur le siège. Affalé, même. J’ai jeté un coup d’œil dans la glace teintée afin de vérifier si j’étais à la bonne hauteur, c’est-à-dire le visage bien centré dans le cercle. L’image que je voyais s’y refléter, comme chaque foutu matin, était celle d’un homme d’une trentaine d’années au visage fin, presque émacié, illuminé par des yeux bleus très clairs et très tristes, mais dont l’intensité et la profondeur étaient soutenues par des sourcils noirs et interrogateurs. Une fine moustache très « Dumasienne » donnait du relief à une bouche aux lèvres pulpeuses et légèrement boudeuses. L’ensemble n’était pas dépourvu d’une certaine grâce, mais manquait de caractère pour être vraiment intéressant. C’est la réflexion que je me fais à chaque fois que je me croise dans une glace. Autant dire que je me rase le moins souvent possible. Mais comme il fallait quand même que je ressemble à quelque chose, je me suis machinalement lissé la moustache. Pour être raccord, je devais régler la hauteur du siège, mais le mécanisme était rouillé et quasiment impossible à manœuvrer. Comme je ne suis pas du genre insistant, j’ai très vite renoncé à cet effort supplémentaire et je me suis installé dans la cabine       adjacente. Il s’agit de la cabine qui se trouve à côté. Je le précise pour ceux – et je suis sûr qu’il y en a – qui ne connaîtrait pas la définition du mot « adjacent », l’ayant moi-même découvert hier par hasard juste à côté du mot « adipeux » dans le petit Larousse illustré.

Là, j’ai pu régler le siège à ma convenance, à la suite de quoi, j’ai inséré la somme que me réclamait la machine. J’étais en train de remettre un peu d’ordre dans ma coiffure, peine perdue, j’ai la tignasse réfractaire, quand le premier flash me surpris.

Et vlan ! Une photo de foutue. Merde ! Concentre-toi sur la suivante.  

Le problème, c’est que quand je me concentre on a l’impression  que je suis à la selle.

Fais pour le mieux.

La première chose que j’ai entendue, c’est le son ; assourdissant. En vérité, la première chose que j’ai entendue c’est la voix de ma mère me disant : « bienvenue au monde, Sophie », car elle croyait dur comme fer que j’étais une fille malgré les échographies, le petit zizi et tout le reste. Puis, dans le millième de seconde qui a suivit, parfaitement synchronisée avec le second flash, la foudre a frappé le haut de la cabine et l’a littéralement fait voler en éclats. Imaginez deux secondes une pauvre pomme de cinquante kilos tout mouillé, projeté violemment à travers les débris de la cloison, alors que tout autour de lui c’est Beyrouth. Je n’imaginais pas qu’une si petite glace pouvait exploser en mille éclats furieux. J’ai à peine eu le temps de me protéger le visage avec mes deux mains pour éviter d’être éborgné. Avec la gueule que j’ai déjà, merci ! J’ai été éjecté comme une loque à cinq mètres de la cabine. J’ai cru que ma dernière heure était arrivée. Sérieux. La violence de l’impact, inimaginable. Et le bruit. Je crois que je n’ai jamais entendu un bruit comme celui-là. Impossible à décrire. D’ailleurs je ne vais pas le décrire. Je crois que j’ai vraiment eu de la chance car normalement j’aurais dû être grillé comme un boudin. Je m’en suis sorti avec quelques brûlures sur le visage et toutes les parties où ma peau n’était pas protégée. Incroyable ! Il faut quand même savoir que la température de l’air est très élevée autour d’un éclair, environ 30000 degrés soit 5 fois la température du soleil ! Je déconseille pour les tartines grillées du matin. J’avais aussi quelques petites coupures sur les avant-bras et sur les paumes à cause de la vitre. Dans le hall, il ne restait plus rien de la cabine complètement déchiquetée dont les débris fumants jonchaient le sol autour de moi. Je tremblais de la tête et des pieds, et partout entre les deux.

J’ai mis quelques bonnes minutes avant de retrouver complètement mes esprits. J’ai bien essayé de trouver appui auprès des gens autour de moi, attirés par la déflagration. Mais va compter sur la compassion des gens quand le spectaculaire s’en mêle. Ils étaient tous autour de ce qui restait de la cabine et faisaient des commentaires sur les probabilités que la foudre puisse tomber à cet endroit. Il y en avait qui estimaient le temps qu’il faudrait aux gens concernés pour nettoyer le bordel, d’autres qui estimaient l’intensité de l’impact en volts. Pour ceux qui aiment savoir, un éclair c’est un courant de 30000 ampères correspondant à une tension de 100 millions volts. En gros c’est comme si tu mettais tes doigts dans 454545 prises de courant en même temps. Même Vishnou serait un peu court sur ce coup-là. Bref, tout ce beau monde se foutait éperdument de moi alors que je tremblais de partout comme si j’avais serré la main de monsieur Parkinson en personne. J’étais mal en point et j’avais visiblement besoin de soins. Mais même les ambulanciers, arrivés sur les lieux quelques minutes plus tard, étaient repartis avec un autre type. Dans ces cas-là, il ne faut pas insister. Et dans ce bordel ambiant, dans cette folie furieuse, j’ai vu le truc le plus improbable possible. Par terre, au milieu des débris de la cabine, une petite bande de papier glacé qui dépassait d’un boîtier en métal tordu et noirci. Mes photos ! Envers et contre tout, narguant les éléments déchaînés et défiant les lois de la nature, la petite machine courageuse avait fait son œuvre et accomplit son destin en développant ma face. Machinalement, comme dans un rêve pourrait-on dire, je me suis penché pour les ramasser et je les ai fourrés dans mon portefeuille. Si j’avais été un peu moins secoué, j’aurais vu à la place de mon visage celui d’une ombre.

Je suis rentré chez moi comme j’ai pu, en vrac. Cette nuit-là, j’ai fait des rêves de cataclysmes et de catastrophes naturelles en sons et lumières.

Le lendemain, je me ruais sur Internet et je me renseignais sur les effets secondaires dû à la foudre et sur les éventuels témoignages de rescapés comme moi. Je m’étais, jusqu’alors, peu intéressé aux phénomènes physiques comme l’électromagnétisme ou l’électrostatique. C’est une lacune que je n’allais pas tarder à combler.

CHAPITRE 1

Ma vie, mon oeuvre

J’ai reçu la gifle de plein fouet. Juste sous l’œil gauche. C’était la septième en l’espace d’un quart d’heure et j’ai dû me faire répéter ce qu’on attendait de moi à cause de mon tympan qui sifflait très fort. La jeune corrigeuse était une sportive de haut niveau, redoutable sur un terrain, mais incapable de retranscrire en gestes simples les indications du réalisateur. J’étais ravi dans un premier temps d’avoir décroché ce film institutionnel, mais je commençais à regretter de ne pas m’être mieux renseigné sur les conditions de tournage. Si j’avais su exactement à quoi je m’exposais, j’aurais demandé le double, voir même le triple de mon cachet. Une petite gifle m’avait dit Joseph, Joseph Tartinelli, mon agent. Je vous en reparlerais plus tard de celui-là, parce que c’est un cas. Mais une vraie pour que ça conserve son caractère authentique. Tu m’étonnes. Seulement le père Joseph avait omis de préciser que la gifle en question serait donnée – assénée était plus près de la réalité – par une championne de France de handball. Et à chaque prise, je me rendais douloureusement compte que la demoiselle n’évoluait pas en national par hasard. Elle craignait tellement de mal faire, qu’elle portait tous les coups. Sandrine, ainsi se prénommait la jeune championne, avait toujours voulu faire du cinéma ou de la télé. Elle était comme une enfant. Une enfant avec une poussée de trois cents kilos dans chaque main. Elle insistait même pour répéter entre les prises. Ce n’était plus une tête que j’avais, c’était un gong. Une pauvre tête de gong qui résonnait de partout. Non seulement, je commençais à avoir du mal à entendre, mais à comprendre même les indications du réalisateur. J’affichais, petit à petit, cette expression de joyeuse nonchalance que l’on retrouve parfois dans le regard d’un boxeur après 12 rounds acharnés. Ma pommette ressemblait à une poire blette. Constatant les dégâts, le réalisateur avait eut alors un geste envers moi et avait ordonné à son équipe de changer l’axe de la caméra de façon à filmer l’autre joue. Sandrine étant une authentique ambidextre cela ne lui avait causé aucun souci. J’eu au moins la satisfaction de repartir chez moi avec deux joues identiques. Vers la moitié du tournage, je téléphonais à mon dentiste pour annuler notre rendez-vous. La couronne n’était plus nécessaire car il n’y avait plus de plombage. Le soir, je rentrais péniblement chez moi, avalais tant bien que mal un yaourt aux fruits et me couchais. La tête enfouie sous l’oreiller. Je fais souvent ça, quand je veux échapper au monde qui m’entoure. Ça ne marche pas, mais je me sens mieux si je le fais. Bien entendu, le matin au réveil, le monde est tel que je l’ai laissé la veille. Excepté si on est en période de guerre. C’est comme ça. La vie ce n’est pas un conte de fée. Le monde ne change pas en une nuit, comme ça en claquant des doigts. Sauf s’il s’agit d’une guerre nucléaire. Là, il peut y avoir effectivement quelques changements.

Ah ! Si seulement je pouvais disparaître, me dissoudre, m’endormir et m’évaporer. Mais ça serait trop facile.

A ce point de l’histoire, il me semble important que nous nous connaissions mieux. En effet, dans les lignes qui vont suivre, j’ai l’intention de vous dévoiler de larges pans de mon existence alors je trouve logique que nous fassions un peu copain/copain ou copain/copine. L’espace suivant vous est dédié, profitez-en.

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Merci. A mon tour maintenant. Personnellement, j’ai toujours trouvé très difficile de parler de soi. Ça fait un peu égocentrique. Aussi, ai-je décidé de prendre du recul et de laisser ce soin à mon historien personnel que je ne nommerai pas, je préfère garder l’anonymat, celui qui, à priori, connaît le mieux ma vie et voici, en substance, ce qu’il dit de moi. Vous êtes prêts ? Prenez une bonne inspiration, c’est parti !

Denis naît dans la souffrance le 8 octobre 1975 à Montreuil sous bois, Seine St Denis ou encore dans le neuf-trois. Il gardera d’ailleurs de cette douloureuse expérience, pas de naître en Seine St Denis… quoi que dès fois…, deux petites traces de chaque côté de ses tempes ; les marques du forceps qui l’ont arraché à cet endroit si chaud et si doux où, d’instinct, il s’était recroquevillé pour y passer le reste de son existence. Dès sa plus tendre enfance, il se fait remarquer par le manque total d’intérêt que son entourage lui porte. Dernier né d’une famille de quatre enfants, il essaye de s’affirmer tant bien que mal entre deux frères dotés d’une nature emportée et ambitieuse et une sœur aînée perturbée qui accapare à elle seule toute l’attention maternelle. C’est donc assez naturellement qu’il développe de son côté une nature inquiète. Dire qu’il est peureux est bien en dessous de la vérité. En fait, c’est un effroyable froussard doublé d’un lâche, mais sa gentillesse naturelle compense largement la faiblesse de ses hormones. Il ne s’occupe jamais des affaires d’autrui et ne porte sur lui ni argent, ni montres et autres colliers et gourmettes, rien en fait qui pourrait avoir une quelconque valeur ou qui pourrait attirer l’attention d’une personne mal intentionnée. La vérité, c’est qu’il est si discret qu’il n’attire l’attention de personne ; ce qui en un sens l’arrange, mais dans l’autre le fait passer aux yeux des autres et en particulier aux yeux des femmes pour un ectoplasme transparent, ce qui n’est pas peu dire. La seule fois où une personne du sexe opposé lui adresse volontairement la parole, c’est dans la rue le jour du premier mai. Une jeune femme lui demande alors : « combien ce brin ? » le prenant pour un vendeur à la sauvette alors qu’il vient d’acheter un brin pour l’offrir à sa sœur. Pris de court, il répond : « Heu !… 1 euro », somme que lui remet immédiatement la jeune femme alors qu’il a payé le sien le double.

Denis n’en est pas à sa première mauvaise affaire. En fait, c’est là toute l’histoire de sa vie.

Après une enfance difficile et chaotique où il est bringuebalé aux quatre coins de la France par un père représentant qui s’est mis en tête d’accrocher l’ensemble de la gent féminine à son tableau de chasse, enfance qui sera suivie de très près par une adolescence laborieuse et boutonneuse que l’on pourrait qualifier de période : « à côté de la plaque ! », il entre dans l’âge adulte rempli d’appréhension. Je connais quelques mauvaises langues qui insinuent que je ne suis pas encore sorti de cette période. Je tiens à dire que c’est faux. Il échoue lamentablement à la plupart de ses examens avant de réussir d’extrême justesse son C.A.P de chaudronnier, métier qu’il s’empresse d’oublier le mois suivant l’obtention du diplôme. Ensuite, il s’attelle à plusieurs petits métiers. Citons pour exemples : « coursier, maçon, déménageur, vu mon gabarit, c’était plutôt les meubles qui me portaient, tapissier, poissonnier sur les marchés, extinction de voix pendant deux mois, représentant en encyclopédie en Italie, vendeur de gaufres, licencié pour usage abusif du produit, livreur de pizzas, etc. »

Il exerce tous ces petits boulots sans plus de succès que sa carrière théâtrale. Mais aussi a-t-il l’avantage de pratiquer un métier qui se fait pâmer les dames – à partir, il est vrai, d’un certain degré de célébrité – et hautement lucratif. Malheureusement pour lui, n’ayant ni la célébrité ni les agréments financiers qui vont avec, il doit se contenter du plaisir tout simple de faire partie de cette « grande famille ». Le milieu du spectacle est une grande famille, c’est vrai. Mais tu n’as pas intérêt à être le cousin éloigné. Cela lui permet de vivre dans l’espoir et, dans une certaine mesure, l’honneur et la dignité. Il affichera d’ailleurs fièrement en lettre dorée – artiste dramatique – sur la porte de son meublée de 15m², rue Gaston Paymal à Clichy sous bois et fera imprimer des cartes de visite avec la même mention ce qui lui vaudra de jeûner pendant un mois.

Mais cela va plutôt bien lui réussir. À l’aube de ses trente ans, Denis va vivre une période faste aussi bien au niveau du travail qu’au niveau des femmes. D’abord, c’est le cinéma qui lui fait de l’œil en la personne d’une jeune première assistante travaillant sur un long-métrage de série Z, intitulé : « Le lundi tombe rarement un dimanche », lui-même remake d’un autre incommensurable navet ayant pour titre : « Il faisait déjà si tard ce soir ».

La rencontre avec la jeune Charlotte change sa vie et le solde de son compte en banque. Charlotte est une charmante gourmande qu’il vaut mieux avoir en photo à sa table plutôt qu’en chair – le mot prendra son sens d’une manière dramatique plus tard – et en os. En effet, la belle raffole des dîners chics dans des restaurants coûteux. Un soir, elle ingurgite à elle seule l’équivalant de deux figurations et un petit rôle. 

Mais pour la première fois de sa vie, Denis est amoureux. Aussi, l’invite t-il à chaque fois qu’il en a l’occasion, c’est-à-dire à chaque fois qu’il en a les moyens. À la fin de chaque repas, elle ne manque jamais de laisser une note astronomique sur la table ainsi qu’un généreux pourboire – dont Denis s’acquitte avec grâce – signe incontournable, dit-elle, d’un certain savoir-vivre. Il finit même par trouver un certain plaisir à la regarder manger.

Et puis elle se met elle-même aux fourneaux. Elle prend du volume. D’abord dans la bibliothèque sous la forme d’imposants ouvrages culinaires qu’elle dévore – c’est le cas de le dire – et ensuite dans les hanches lorsqu’elle se met à tester IN VIVO les merveilleux plats qu’elle vient de concocter.

Lorsqu’elle atteint le poids fatidique de 100 Kg, le tout aménagé tant bien que mal sur une charpente fragile et délicate, son mètre 65 se tasse en mètre 55, ses beaux yeux perdent leur éclat et elle est obligée de léguer tous ses habits à Emmaüs pour porter des robes en forme de sacs, voire des sacs en forme de robes, mais qui ont l’avantage à la fois de permettre une grande liberté de mouvement et de camoufler les rondeurs inquiétantes.

En deux mois, elle triple littéralement de volume alors que l’amour de Denis, lui, diminue de moitié. L’équilibre étant faussé, Denis fausse compagnie, justement, à la grosse Charlotte un après-midi de septembre sur le parvis de Notre – Dame. Elle sera malheureuse… le temps de rentrer dans une pâtisserie et de se consoler avec une énorme religieuse ce qui pour elle ne sera pas loin d’un acte de foi et d’une crise du même nom.

Pour Denis, s’en suit une période un peu douloureuse qui coïncide avec sa rencontre avec Michel B, pseudo metteur en scène et vrai boutiquier, directeur, le mot m’amuse, du théâtre : « l’espace Marais » reconnu sur la place publique pour recycler sans vergogne les mêmes spectacles depuis la nuit des temps en sous-payant ses comédiens avec des salaires qui ne donnent droits à aucune rémunération sauf s’ils payent eux mêmes les charges sociales. Du grand art, passez-moi l’expression.

Mais Denis est aveugle à tous les signaux alarmants que lui envoie sa méchante destinée. On lui offre la possibilité de jouer « Scapin » dans les fourberies du même nom, et il s’embarque dans l’aventure. S’embarquer, c’est bien le mot et Denis ne sait pas encore que c’est à bord du Titanic. Un petit mot sur les conditions de travail, pour vous faire rire ou pleurer. Le lieu tout d’abord. Une loge / bureaux / administration / salle de répet / salle des archives / douche, purement décorative, / WC / entrepôts de décors/ costumes / foutoir. Le tout réuni dans un seul espace insalubre situé au sous-sol, où dansent gaiement des souris, pas vertes, qui s’amusent à « chat » au milieu d’un fatras de fils électriques tellement emmêlés et recouvert de poussière, qu’on a peur qu’ils prennent feu rien qu’en les regardant. Un espace si confiné et exigu que l’on ne peut pas faire un pas sans risquer de marcher sur un bras, une tête ou un sein ou manquer de tomber dans des escaliers aussi traîtres que Judas dans sa grande cène. Il y a tellement peu de place et tellement de monde que dès que l’on pose un objet ou un vêtement quelque part il disparaît instantanément, englouti par la masse fiévreuse et frénétique des accessoires, costumes et comédiens sans cesse en mouvements. Pauvres comédiens. Quelle que soit l’heure de la journée, on est sûr de les trouver ahanant, suffoquant et ruisselant, passant d’un costume à l’autre en mode supersonique, la bouche grande ouverte, recherchant désespérément un peu d’air frais au milieu de la moiteur. Il aurait été plus judicieux de rebaptiser cet endroit : « Le manque d’Espace Marais ». Quant au public, il n’est pas en reste et il est traité royalement. Jugez plutôt. A la fin de chaque spectacle, alors que les derniers applaudissements résonnent encore sur la scène et que les spectateurs se préparent à quitter la salle, une armée de comédiens en sueur envahit le plateau et s’acharne à démonter le décor devant un public ahuri pendant que d’autres comédiens pas encore en sueur, mais presque, essayent de zigzaguer au milieu du bordel avec le décor suivant. Ça se bouscule, ça s’engueule et ça rouspète devant un public encore présent. Pire qu’Avignon, où pourtant certains propriétaires de salle ont une réputation d’exploiteurs. De mémoire d’intermittents, personne n’a jamais vu des gens si acharnés à enquiller avec une telle frénésie et dans un rythme aussi infernal des spectacles les uns après les autres, voir les uns sur les autres. C’est du Tétris théâtral.

L’expérience à de quoi traumatiser les plus blasés et Denis aura beaucoup de mal à se remettre de cette triste expérience.

Heureusement pour lui, même si la vie aime se montrer chienne, il y a toujours un moment où la roue tourne. Et cette roue qui va tourner, se prénomme Vanessa. À prononcer langoureusement sans oublier l’accent tonique sur le E. Incontestablement, la plus jolie fille que Denis ait jamais croisée sur son chemin. Elle travaille comme vendeuse dans un magasin de confection pour les hommes situé dans la galerie marchande d’une grande surface. Leur rencontre est pour le moins catastrophique.

Denis est alors dans une de ses périodes de flânerie qui ne le quitte que le soir tombant au moment où il sombre dans un profond sommeil. Le reste de ses journées passe comme dans un rêve entre farniente et déambulation vaporeuse. Alors qu’il admire la vitrine d’un magasin, attiré par un beau pull en cachemire, il ne voit pas la jeune femme devant lui. De tout son poids, il écrase allègrement le talon délicat de sa fine chaussure, filant son bas du même coup. Le cri de douleur qu’elle pousse fait rapidement place, après constatation des dégâts, à une bordée d’injures. La jeune femme qui les lui prodigue doit être championne du monde en ce domaine à en juger par la diversité et la complexité de certaines d’entre elles. Denis ne s’en formalise pas outre mesure. Pour une fois qu’une jeune femme lui adresse la parole, fût-ce pour l’insulter, il considère cela comme un honneur. Il lui adresse son plus beau sourire et la jeune femme croyant qu’il ricane de sa mésaventure le gifle devant tout le monde. Devant l’air confus de Denis, Vanessa éclate d’un grand rire franc qui résonnera longtemps dans le cœur de Denis. Elle l’invite à prendre un verre pour faire passer la gifle, verre qu’il renverse sur sa robe, quelques instants plus tard, mais ceci est une autre histoire. 

Vanessa est toujours de bonne humeur. Son esprit fuse de toute part et elle est sans cesse à l’affût d’un bon mot. Sa franche gaieté est communicative et Denis ne sera jamais aussi rayonnant qu’à cette époque. Ce fut ma période « Roi soleil ».

Il enchaîne contrat sur contrat. La télévision le recrute même pour une série, certes de second ordre, mais avec un personnage intéressant à la clé. Il incarne Willy, l’ami de la famille, le bout en train, celui par qui l’imprévu arrive et, avec lui, un bol d’air frais dans une sitcom qui s’enlise dans des amours d’adolescents, où les acteurs – de superbes mannequins qui ne savent pas articuler deux phrases de suite sans rouler des yeux exorbités – pataugent lamentablement au milieu d’un scénario insipide, lui-même enfoncé par des dialogues de terrasses de café.

Il faut cependant reconnaître que les « acteurs » travaillent au rythme printanier de 16 à 17 heures par jour, enchaînant parfois des séquences sans queue ni tête avec un texte remis à la dernière seconde, ce qui se solde souvent par de mauvaises improvisations. Les prises s’enchaînent plus rapidement que dans un film de kung-fu.

L’ambiance est plutôt détendue. La plupart des filles sont jolies et l’on peut même passer un agréable moment à côtoyer celles qui sont douées de l’usage de la parole. Pour Denis, tout va pour le mieux. Il file le parfait amour. Sa carrière semble enfin lancée. Sous l’influence de sa nouvelle égérie, il commence à s’habiller, à porter des cravates. Les boutons sur son visage disparaissent comme par enchantement et ses ongles sont toujours faits. Il s’achète même une petite voiture.

Mais chaque médaille ayant son revers, Denis constate à ses dépens que celle de Vanessa est de taille. Pour être précis, de la taille d’une cigarette. En effet, la bonne humeur de sa compagne, sa douceur de vivre – ils partagent le même appartement depuis un mois – ne parvient pas à compenser une angoisse chronique qui se manifeste par l’abus immodéré de la petite sœur nicotine. Car il est vrai qu’elle fume. Elle fume comme une caserne de pompier. Trois paquets et demi par jour. Chaque objet, chaque vêtement est imprégné de l’odeur du tabac. Elle fume à table, elle fume au lit, dans les toilettes. Il n’y a pas un endroit qui échappe aux redoutables volutes de fumées. Il ne reste guère pour Denis que le petit balcon donnant sur le boulevard ; petit coin de paradis pulmonaire si l’on fait abstraction de la circulation, des échappements, du bruit des moteurs, bref de tout ce qui fait le charme si particulier de la vie citadine. Petit à petit, son quotidien commence à lui devenir insupportable. Il tousse de plus en plus fréquemment.

Un jour, Vanessa apparaît sur le balcon avec un cigare de la taille d’une batte de base-ball coincé entre ses lèvres, empestant à des kilomètres. Elle se blottie, heureuse, dans les bras de Denis, brûlant au passage sa magnifique chemise en soie made in Corée.

Denis recule d’un pas, observe le visage radieux de la jeune femme, puis décide que c’est le moment d’aller acheter du pain. Très loin. Son histoire d’amour s’est, pour ainsi dire, évanouie en fumée, volatilisée.

Il essaye de noyer son chagrin dans le travail, mais le cœur n’y est plus. Cela se ressent et commence à déteindre sur son personnage. Willy, ne supportera pas la rupture et deviendra sinistre, angoissé, neurasthénique et les scénaristes lui concocteront un accident d’avion particulièrement mortel. Exit Willy !

Mais Denis a appris une chose. Ne jamais perdre courage. Une nouvelle force s’est installée en lui. Une force émanant en partie de Vanessa et de Willy. Cette force le soutiendrait devant l’adversité. Et ce ne sont pas les problèmes qui vont faire défaut au malheureux Denis. À croire que la poisse, maîtresse trop exigeante, un temps délaissée, s’est mise en tête de reprendre ses droits et recommencer à lui saccager son existence. Et Denis étant du genre à s’angoisser pour un rien, la période s’annonce plutôt difficile.

Voilà pour ce qui est du résumé de ma vie. Dans lequel j’ai cependant noté quelques petites erreurs. Je n’ai jamais eu de boutons par exemple, enfin très peu, et ce n’était pas une petite voiture. C’était une LADA. Genre frigidaire avec des roues, si vous voyez de quel modèle je parle ?

Il est temps pour moi maintenant de reprendre le fil de mon histoire.

Ce qui va suivre, vous n’êtes pas obligé de le croire. Et bien que j’en sois l’acteur privilégié, il m’arrive encore aujourd’hui d’en douter et de croire que j’ai peut-être rêvé tout ça. Je vous en laisse juges.

CHAPITRE 2

Premières sensations

A l’époque où se sont déroulés les événements, je jouais Hamlet au théâtre. Pas le beau prince du Danemark qui faisait se languir la douce Ophélie. Non ! J’avais dégotté un petit rôle de complément dans la personne d’un soldat qui avait la particularité de se faire occire à l’arme blanche dès le second acte. J’ai même failli vraiment mourir après qu’un figurant du nom de Hlupák, qui veut dire : « andouille » en tchèque, ait trouvé malin de bloquer à l’aide d’un éclat de bois le manche du fameux couteau à lame rétractable qui avait déjà servi à poignarder 3 Polonius, une demi-douzaine de Jules César, Brutus inclus, et une Juliette Capulet enceinte dans une version très controversée et qui avait fait couler beaucoup d’encre. 

Là, c’est mon sang qui avait coulé. En abondance. Heureusement, la lame avait glissé le long de la troisième côte flottante, avant de se ficher dans une petite artère. Je m’étais quand même retrouvé sur le plateau gisant dans une mare rougeâtre. Dégueulasse. Brrr !

Ce soir-là, la presse unanime avait cru bon de saluer l’avant-gardisme de la mise en scène, autant pour le réalisme cru dont elle avait fait preuve, que par l’engagement intense des comédiens jusque dans les plus petits rôles. Bilan : Cinq articles dithyrambiques et sept points de sutures. L’effet avait été à ce point saisissant que, dès le lendemain, la mise en scène s’enrichissait de pas moins de dix soldats et autant de matelots qui mouraient tous en râlant dans des bains d’hémoglobines commandées pour l’occasion en baril de quinze litres.

Et puis ça a commencé. Le 27 juin très exactement.

Ce fameux soir, alors que je faisais une grille de mots fléchés particulièrement ardue de force 1, côté jardin, j’ai ressenti un souffle glacé sur ma nuque et une présence si forte près de moi que celle-ci m’a chassé des coulisses dans un état de terreur indescriptible. Je suis entré en scène un acte trop tôt, exactement à la scène V, où Hamlet s’entretient avec le spectre de son père. Cela m’a causé un second choc et c’est à peine si j’ai réussi à balbutier quelque chose comme : « I a antom en ouiss ao our » que l’on pourrait traduire par : « Il y a un fantôme en coulisse au secours ! » Lors de cette représentation, je ne me suis pas fait poignarder, mais ma carrière a été sérieusement compromise. J’ai dû faire amende honorable en offrant une caisse de champagne au metteur en scène et aux techniciens. Grâce à cette petite attention qui m’a pratiquement ruiné, j’ai pu continuer à jouer dans la pièce. J’ai besoin de cachets pour renouveler mes droits. Mais je n’ai jamais pu oublier cette sensation de froid qui m’a parcouru la nuque, comme si une main glacée avait voulu m’étrangler avant de me précipiter dans les ténèbres. J’exagère à peine. La pétoche de ma vie.

Une seule fois dans ma vie j’avais ressenti une frayeur similaire. C’était l’année de mes 8 ans. Je vais quand même vous en toucher deux mots parce que ça vaut son pesant de cacahouètes. Comme tous les étés jusqu’à mes quatorze ans – année où j’ai décidé que dorénavant si je travaillais pendant mes vacances ce serait pour empocher l’argent de mon labeur – je m’escrimais pour la beauté du geste à rentrer les foins ou biner les pommes de terre chez mon oncle et ma tante qui vivaient dans la Sarthe près de la Ferté Bernard. Les parents de ma tante, de vieux paysans bourrus et analphabètes, qu’on m’avait assigné comme mes grands-parents bien que je n’aie jamais pu me faire à cette idée, tenaient les rênes de l’exploitation agricole d’une poigne de fer.

Particulièrement la grand-mère ; la « sorcière qui pique » comme on l’avait surnommés avec mes frangins après qu’elle nous eût copieusement fouettés sur les bras et les cuisses avec une poignée d’ortie, mémorable fessée qu’il nous arrive d’évoquer encore aujourd’hui tels d’anciens combattants.

Comme tous les enfants de mon âge, immergés pendant deux longs mois en milieu rural, j’aimais observer les différents travaux de la ferme et me rendre utile. Ce que j’aimais par-dessus tout, c’était la tournée de récolte des œufs. Ma sœur Geneviève et moi, on était devenus des vrais champions et on connaissait par cœur toutes les cachettes, même celles des poules les plus retorses. Au cours de notre tournée, on devait obligatoirement passer le long du bâtiment principal du corps de ferme, devant une porte double en chêne d’où s’échappaient d’horribles grognements étouffés et une puanteur infernale. Notre oncle nous avait dit un jour que c’était l’antre d’un dragon qui s’appelait « Gropor » et qu’il mangeait les enfants désobéissants. Bien entendu, on ne croyaient pas vraiment aux dragons, mais ce qui se cachait derrière la porte nous faisaient suffisamment peur pour qu’on s’en tiennent prudemment à l’écart. J’étais également fasciné par l’élaboration de la crème obtenue par brassage dans une baratte à beurre à l’ancienne. Ce jour-là, allez savoir pourquoi, je m’étais mis en tête de tourner seul la baratte pour avancer le travail. Mais celle-ci n’était pas fermée et au premier tour de manivelle le peu de crème qui restait au fond de la cuve s’était étalée sur le plancher. La sorcière qui pique était alors entrée dans une colère comme seules les personnes dépourvues de sens commun sont capables de le faire. Elle m’avait attrapé par les cheveux et m’avait fait traverser la cour de la ferme en me traînant comme un sac de pelures jusque devant la porte de « Gropor »

Sans penser une seconde à la portée de son acte, la vieille avait ouvert la porte et m’avait expédié manu militari dans l’antre nauséabonde du monstre avant de refermer la porte.

Moi, pauvre être innocent qui, quelques instants auparavant, riait de la vie en toute insouciance, je me retrouvais soudainement catapulté au coeur du néant. Debout, cerné par les ténèbres, les jambes se dérobant sous moi, j’ai entendu une chose haletante et énorme se déplacer dans ma direction. C’est là que pour la première fois de ma vie, j’ai vraiment cessé de respirer et que j’ai compris le sens du mot apnée. Pas le choix ! J’ai reculé le plus silencieusement possible, senti un mur dans mon dos et je m’y suis plaqué de toutes mes forces comme pour y disparaître, m’y incruster tout entier. Il y en a qui aimeraient être une petite souris dans ce genre de situation, moi j’aurais voulu être une affiche. Et là, j’ai entendu comme une espèce de sorte de reniflement juste à côté de mon oreille et l’instant d’après j’ai senti un frôlement hideux contre ma jambe. Si vous n’avez jamais entendu un vrai hurlement de terreur, vous auriez dû l’entendre celui-là. Dommage que je n’aie pas pu l’enregistrer. Un hurlement de chez hurlement à s’en déchirer les poumons et la gorge. J’ai dû flanquer une frousse au cochon car il s’est mis à courir dans tous les sens et à beugler comme un veau. Ce qui pour un cochon est un exploit qui n’a, je crois, encore jamais été égalé. Le cochon et moi on faisait un concours à celui qui gueulerait le plus fort. Je ne sais pas qui a gagné car la porte s’est ouverte et c’est ma mère qui m’a recueilli, affolé et en larmes, dans ses bras chauds. C’est la seule et unique fois, où j’ai vu ma mère dans un tel état de furie. Elle s’est mise à insulter copieusement la « sorcière » lui disant qu’elle était totalement irresponsable et qu’il était criminel d’enfermer un enfant de 8 ans avec un cochon de 300 kg. Que le monstre aurait tout aussi bien pu le dévorer tout cru et qu’elle avait sans doute traumatisée son enfant à vie. Elle avait giflé la vieille sans aucune retenue et si ma tante n’était pas intervenue, ma mère l’aurait sans doute massacrée. Je n’ai pas compris tout de suite le sens du mot « traumatisé » et il m’a fallu arriver à l’âge adulte et de m’asseoir sur un divan à 90 euros la séance pour en saisir toute la signification. Il faut dire que depuis cette aventure, je ne supporte plus de rester dans le noir total – je dors avec une veilleuse allumée de chez « Nature et Découverte » ; très sympa avec des étoiles et des constellations… et tout ça – et j’ai une sainte horreur du porc sous toutes ses formes. Il m’arrive encore d’avoir des sueurs froides devant un simple pot de rillettes.

CHAPITRE 3

Casting

Blang ! Ça, c’est le bruit de mon réveil. Cela faisait un moment que j’avais envie de le balancer contre le mur. Maintenant, c’est fait. De toute façon, comme d’habitude il n’a pas sonné. J’avais pourtant une belle occasion, ce matin, de gagner de l’argent. Joseph Tartinelli, que l’on surnomme entre nous « tartine au lit » parce qu’il n’accepte aucun travail avant midi, m’avait laissé un message la veille pour me « brancher », comme il disait, sur un casting de pub. J’aurais préféré me renseigner sur les conditions de tournage afin de ne pas rééditer la mésaventure de la gifle, mais je n’avais plus le temps. J’étais à la bourre… comme d’hab. Le cheveu en vrac et la moustache de travers, je faisais de la peine à voir. J’avais eu l’intention d’éviter le miroir pour ne pas me démoraliser pour la journée, mais du coin de l’œil, j’avais quand même croisé ma joue gauche sur laquelle était imprimée la page 24 de la pièce de Pirandello : « Six personnages en quête d’auteur » sur laquelle je m’étais endormi la veille.

Je me rappelle avoir enfilé vite fait un pantalon de toile beige et une chemise en coton bleu nuit avec un col mao puis je me suis vaguement brossé les dents avant de claquer la porte derrière moi. Au moment où celle-ci se refermait, j’ai eu la vision de mes clés posées sur la table. Un problème de plus à ajouter à ceux, nombreux, qui bousculaient ma vie depuis quelque temps. Depuis que j’avais quitté mes parents, pour tout dire ! J’ai dégringolé l’escalier de mon bâtiment et je me suis mis à courir vers le métro.

Je me suis engouffré dans la station Mairie de Clichy, j’ai pris l’escalier mécanique en sens inverse car je n’avais pas de quoi m’offrir un ticket et je me suis rué dans un wagon dont les portes se refermaient.

En m’écroulant sur le premier siège qui passait par-là, je me répétais que ce casting était très important pour moi et que je devais absolument décrocher cette pub. Le cachet plus les royalties me renfloueraient pour au moins trois mois. Mon propriétaire commençait à m’envoyer des menaces de mort et tous les commerçants du quartier me harcelaient jusque devant mon immeuble. Je gambergeais, je gambergeais quand j’ai ressenti une piqûre sur mon derrière. C’était une aiguille à tricoter, plantée d’une main experte par une vieille dame sur laquelle je venais de m’asseoir par mégarde. En me levant d’un bond je me cognais contre la barre métallique qui sert à se tenir lors des heures d’affluences. J’allais rouspéter, comme tout bon parisien qui se respecte, quand je me suis aperçu que je tenais à la main les restes d’un pauvre canevas en laine représentant une mare au canard dans une ferme de l’Oise et dont l’autre bout maintenant déchiré se trouvait entre les mains de la gentille dame qui m’avais attaqué à l’aiguille. Gêné, je lui ai rendu le morceau de mare avec un demi-canard pendouillant, me confondant en excuses. Excuses, qu’elle accepta après m’avoir mis un ultime coup d’aiguille dans le derrière. J’ai remercié la dame, comme ma maman m’a toujours dit de le faire et j’ai trouvé une place libre au bout de la rame. Je m’y suis laissé tomber avec tout l’abattement dont est capable un homme qui voit son toit lui tomber sur la tête, tuile après tuile.

Je suis arrivé exactement trente minutes en retard, hors d’haleine et dégoulinant de sueur. J’ai monté quatre à quatre les marches de l’escalier en bois blanc qui menait au studio. Comme c’était à n’en pas douter mon jour de chance, j’ai trébuché sur la dernière marche et je me suis affalé de tout mon long au milieu d’un parterre d’élégants mannequins au teint hâlé et habillés en tenue sportive. Il y a eu un grand silence pendant lequel je me suis relevé tant bien que mal en recrachant une partie de la moquette bleu pastel. Vu la population qui attendait de passer, il était évident que je n’avais rien à faire ici. Joseph m’avait encore envoyé sur une galère. Je ne sais pas pourquoi il persistait, sur la foi d’une photo vieille de dix ans me représentant dans un costume de location au second mariage de ma mère, à m’envoyer sur des castings de jeunes premiers. C’était un peu de ma faute, mais je n’avais pas les moyens de me faire un nouveau jeu de photos et je devais me contenter de puiser dans l’album familial. Tout en essayant d’avoir l’air cool, genre branché quoi, je ramassais sur une table basse ce qui semblait être le script de la publicité pour laquelle j’étais censé auditionner.

Le story-board succinct décrivait comment un jeune surfer gardait le tonus grâce à une boisson énergisante. Un surfer ! Cette fois, Tartinelli allait m’entendre. Dégoûté, je jetais le script sur la table, prêt à m’en aller. La porte s’ouvrit pour laisser place à une jeune femme blonde et menue qui se présenta comme étant l’assistante du directeur de casting. Elle expliqua succinctement ce qu’elle attendait aux Apollons pendant que je profitais de mes deux têtes de moins, pour filer à l’Anglaise.

Une fois dans la rue, je me rendis compte que je n’avais rien avalé de consistant depuis le matin et je me mis en quête d’une boulangerie. J’avais de quoi m’offrir un pain au chocolat ou un croissant. Je me demandais si je devais appeler tout de suite Joseph pour l’insulter ou si je devais attendre un peu. Si j’avais pu, j’aurais volontiers changé d’agent, mais vu ma carrière, c’était déjà exceptionnel que j’en ai un.

Après avoir avalé mon pain au chocolat, je décidais de repousser à plus tard le cas « Tartinelli ».  Pour l’heure, j’avais simplement envie de me détendre et d’aller flâner du côté de la FNAC. C’est toujours là que je me rendais quand j’avais quelques heures à tuer.

Et des heures, j’en avais déjà tué un paquet. Un vrai massacre. Une hécatombe de minutes et de secondes. Un génocide temporel. J’étais le plus grand tueur de temps de la place de Paris.

En passant devant la gare St Lazare, je me remémorais la scène du photomaton alors que je venais prendre des photos pour un passeport.

Passeport, qu’entre parenthèses, je n’avais toujours pas fait, la tournée en Afrique s’étant annulée pour cause de coup d’état.

A la FNAC, je filais directement vers les disques. J’irais d’abord écouter les nouveautés, puis je me rendrais aux bandes dessinées. Là, j’étais dans mon univers. Celui de l’imagination pure. J’aimais particulièrement les histoires d’anticipation ou de science-fiction. Je pouvais passer des heures à m’abreuver d’images d’autres mondes : celui de « l’Incal », imaginé par Jodorowski et Moebius, « La quête de l’oiseau du temps » de Loisel et Letendre ; « Le vagabond des limbes ». Je dévorais littéralement les derniers Van Hamme, Rosinsky, Peters, Bourgeon, Bouck. Mon propre univers me semblait alors trop petit.

Rassasié d’images et de sons, je sortais quelques heures plus tard, et me dirigeais à pied vers le théâtre du Châtelet. Cela faisait une petite trotte, mais j’adorais marcher dans les rues de Paris. À dix-huit heures trente, je poussai la porte de l’entrée des artistes et sonnai chez le concierge. Un homme trapu et rougeaud passa la tête par l’entrebâillement de la loge.

– Tiens, Salut Denis !

– Salut, Vincent. Je vais en loge, je vais me reposer.

– T’as encore oublié tes clés ?

– Sur la table du salon. Tu peux appeler un serrurier pour moi ?

– Tu vas faire comment pour ce soir ?

– Je ne sais pas encore.

– Si tu veux, tu peux rester ici.

– Merci, Vincent. Je vais voir.

Vincent haussa les épaules et referma sa porte. Je montai directement dans les loges et m’allongeai sur un canapé. Aussitôt mon esprit fut entièrement occupé par l’image d’une bonne pizza. Quelques instants plus tard, je dormais comme un loir.

CHAPITRE 4

L’ombre

Jusqu’à présent, l’Ombre n’avait jamais imaginé – si tant est qu’elle fût seulement capable d’imaginer quoi que ce soit – qu’elle pouvait se sentir exister. D’ailleurs, avant, la notion de « sensation » lui était totalement étrangère. Pour tout dire, il n’y avait jamais eu « d’avant ». Elle était passée d’un état qui n’existait pas à celui qu’elle vivait maintenant. Et pourtant, elle percevait de façon trouble qu’elle n’avait pas d’existence propre. Mais le simple fait de l’exprimer librement, d’en avoir pleinement conscience démontrait exactement le contraire. Il lui fallait simplement élargir cette conscience, la transformer en état de fait pour en saisir aussitôt toutes les opportunités. Mais voilà ! Quand on est une ombre… quand on est « forcément » et par sa nature profonde, réduite, contrainte et forcée – par d’incontestables lois physiques – à être dépendant d’un être vivant, on n’a pas d’autres choix que de « suivre le mouvement » Qu’on l’accepte ou non ! Cette situation, absolument intolérable pour la plupart des êtres humains, bien que certains d’entre eux acceptent volontairement de porter des chaînes bien plus contraignantes sans s’en soucier le moins du monde, était pour l’ombre une chose évidente. Incontestable ! Et même si elle sentait parfois une certaine autonomie, elle savait – aussi sûrement qu’un chat sait qu’il n’est pas fait pour l’eau – qu’elle était liée par « contrat physique » à ce corps qui l’instant auparavant agonisait en râlant devant une assemblée de personnes qui se frappaient les mains les unes contre les autres dans le seul but de faire le plus de bruit possible.

Cela n’allait pas l’empêcher de rentrer en contact avec l’être qu’elle « représentait ». Mais comment s’y prendre ? Après réflexion – ce qui pour une ombre était déjà un exploit en soi – elle opta pour une approche délicate et progressive. D’abord, faire prendre conscience à son support qu’il n’était pas seul. Elle trouverait bien le moyen de faire « sentir » sa présence d’une manière ou d’une autre. Dès que l’occasion se présentera, se dit-elle avant de se fondre dans l’ombre de grands nuages gris qui venaient de faire leur apparition et annonçant, comme un présage, l’âpreté des temps à venir.

CHAPITRE 5

Hlupák

Je me réveillais en sursaut. J’avais très froid. Pourtant, même en été, il y avait toujours du chauffage dans les loges. J’étais fébrile et couvert de sueur. J’étais seul dans la loge et pourtant j’avais l’impression d’une présence. De nouveau cette présence. Je regardais autour de moi. La loge était à peine éclairée, et des ombres fantomatiques semblaient flotter dans la pièce. Mais à part ça, rien. Je me mis à chercher l’interrupteur.

Tout autour de moi, plaquées contre le papier peint décollé, quelques affiches de spectacles, d’ores et déjà oubliées, s’accrochaient désespérément aux murs. Des noms d’acteurs, de metteurs en scène, de décorateurs, de scénographes s’étalaient comme au plus beau jour de leur gloire. Il était normal qu’un endroit comme celui-ci regorgeât de l’énergie de ses anciens occupants, mais pas au point d’en ressentir, comme c’était le cas actuellement, de si intenses vibrations.

En fait, depuis quelque temps déjà, comme je vous l’ai dit, j’avais la sensation d’être observé, suivi. Parfois, j’avais l’impression d’une légère désynchronisation de mes mouvements. Comme si je me déplaçais dans une sorte de ralenti à peine perceptible. C’était l’effet qu’aurait produit un film projeté en 24 images secondes et où l’on aurait ôté une ou deux images. Cela se traduisait par un trouble indéfinissable, des mouvements comme suspendus dans l’espace.

J’avais besoin de me passer le visage à l’eau froide. Je tâtonnais pour attraper un mouchoir en papier quand, soudain, une main se posa sur mon épaule. Je ne pus m’empêcher de sursauter et de pousser un hurlement. Je me retournais vivement, le cœur serré, les mains en avant du corps dans un réflexe de protection. Devant moi, se tenait un grand type hilare, au visage sec et creusé par les marques d’une acné mal cicatrisé d’où ressortaient, comme poussé hors de leurs orbites, deux yeux ronds bleus délavés. Un rictus sinistre déformait le coin gauche de sa lèvre supérieure qu’un collier de barbe essayait en vain de camoufler. C’était encore cet abruti de Hlupák. Décidément, celui-là n’en ratait aucune. Si j’avais eu un peu plus de courage, je lui aurais bien administré une correction pour lui apprendre à vivre. Je l’avais fait une fois… en rêve. Après un combat mortel, j’avais précipité Hlupák du haut du toit du théâtre et je l’avais envoyé s’écraser en contrebas sur sa propre voiture. Ce n’était pas un méchant bougre, il était juste d’une bêtise à manger du foin.

– Salut Denis, lança Hlupák en m’administrant une nouvelle bourrade. Je t’ai fait peur, on dirait.

– J’ai été surpris.T’es déjà là ?

S’il y a une chose que je ne supporte pas, c’est ce genre de questions débiles qui n’amènent aucune réponse. J’haussais légèrement le ton de ma voix.

– Je ne suis pas Denis. Je suis Damien, son frère jumeau.

– Son frère jumeau ? ?

– Oui. Il ne vous en a jamais parlé ?

Hlupák était tellement surpris que ses yeux, déjà proéminents, semblèrent littéralement lui sortirent de la tête comme le loup de Tex Avery.

– Non. Je sais qu’il a deux frères, Richard et…

– Et Jérôme. En fait nous sommes quatre garçons et une fille.

– Mais…

– Il n’aime pas trop parler de moi.

– Pourquoi ?

– Il a honte, je crois. J’ai mieux réussi que lui et il ne le supporte pas. Et vous, vous êtes ?…

– Stanislas. Il me dévisagea. C’est fou ce que vous vous ressemblez. J’y crois pas, là.

– Oui. Nous sommes ce qu’on appelle des jumeaux vrais. Des monozygotes.

– Monozygote ?

– C’est ça. Ou univitellins, si vous préférez.

Vu le regard de Hlupák il était difficile d’imaginer qu’il eut une préférence pour quoi que ce soit.

– Cela veut dire, continuais-je, que nous avons pour origine commune un seul ovule fécondé par un seul spermatozoïde. Voilà.

– C’est fou ! répéta de nouveau Hlupák. J’ai l’impression de voir Denis.

– Oui. Et quand vous verrez Denis, vous aurez l’impression de me voir.

Le temps de laisser Hlupák se dépatouiller avec ce que je venais de dire, je commençais à me déshabiller afin d’enfiler mon costume. Hlupák leva la main comme s’il s’apprêtait à poser une question, mais j’anticipais la demande.

– Je le remplace pour ce soir. Il est malade.

– Mais… heu… Jacques est au courant ?

– Jacques ? ? Oh ! Le metteur en scène ? Oui, oui. Pas de problème.

– Mais c’est fou, ça. On ne m’a même pas prévenu.

– C’est normal, vous n’êtes qu’un figurant. On n’a pas besoin de vous prévenir. C’est ce que Jacques m’a dit.

– Jacques t’a dit ça ?

– Oui, entre autres.

– Comment ça, entre autres ?

Je commençais à m’amuser comme un petit fou. Je savais que Hlupák était un garçon naïf et enclin à avaler n’importe quelle couleuvre du moment qu’elle était correctement préparée, mais là, ça dépassait toutes mes prévisions. Je savais aussi qu’il avait quelque chose à se reprocher car lorsqu’on abordait certains sujets il changeait rapidement de conversation. Comme l’histoire de la recette, par exemple.

Au cours du mois de mai, une des recettes avait mystérieusement disparu. Cette histoire avait causé pas mal de remue-ménage dans la troupe et, finalement, deux figurants engagés la veille avaient fait les frais de ce climat de suspicion. Mais on n’avait ni retrouvé l’argent ni le coupable. J’avais remarqué par la suite un changement dans le train de vie de Hlupák, mais je n’avais pas fait de rapprochement. C’est seulement une semaine après que j’avais surpris Stanislas dans la rue vers le faubourg St martin. Il était en grande discussion avec deux individus louches. L’un d’eux le tenait coincé contre le mur pendant que l’autre lui fouillait les poches. En me voyant, Stanislas m’avait apostrophé du trottoir d’en face et les deux hommes s’étaient discrètement éclipsés. Je lui avais demandé qui étaient ces mecs et Stanislas m’avait répondu que c’était les amis d’un de ses amis et qu’ils lui demandaient où ils pourraient le contacter. Je n’en avais bien sûr pas cru un mot, mais je ne lui avais jamais reparlé de ce fameux soir. Je décidais de le taquiner un peu sur le sujet.

– Alors comme ça, c’est vous, Stanislas Hlupák?

– Le seul, et l’unique. Pour vous servir. Sa première impression passée, Hlupák se sentait mieux. Pas de malaise entre nous. Les amis de mes amis sont mes amis. Et le frère de mon ami est comme mon frère. Si tu as le moindre souci, tu demandes. Ici, c’est la famille. La famillia, mon frère. Damien ? C’est bien ton nom, Damien ? On n’est entre nous, tu peux me dire tu. D’accord ?

– D’accord. Hlupák? Hlupák? Denis m’a parlé de toi. C’est bien toi qui as failli le tuer ?

– Oh ! Ça. C’était un accident. Une bêtise.

– Il a eu de la chance. Ça aurait pu être plus grave.

– Oui, répondit Stanislas, en sentant une boule monter dans sa gorge. Mais il s’en est tiré. C’est un solide, Denis. On ne dirait pas comme ça, il est tout chétif, tout maigre, un vrai sandwich SNCF. Hlupák s’arrêta subitement. Je ne dis pas ça pour toi. Tu es… enfin tu n’es pas…

– Je ne suis pas … ?

Hlupák avala la boule d’un coup sec.

– Non, rien. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Dès fois, je suis un peu maladroit.

– Dès fois seulement ?

– Je sais que ce n’était pas très malin de ma part de coincer le manche, mais c’était une blague. Je ne voulais pas lui faire de mal. Je suis allé voir Denis à l’hôpital, je lui ai même apporté des chocolats. Parce que moi, on ne dirait pas comme ça, mais je suis quelqu’un de responsable.

– Oui, on ne dirait pas.

– J’assume, moi mon pote. Je ne dois rien à personne. C’est plutôt à moi qu’on devrait des choses. Je rends des tas de services. Tu peux demander aux gars d’ici.

– Je saisissais la perche que me tendait involontairement mon camarade.

– Oui, c’est ce qu’on m’a dit.

Hlupák marqua un temps d’hésitation.

– Mais… heu… Comment ça, c’est ce qu’on t’a dit ? On t’a dit quelque chose sur moi ?

– Non, rien de spécial.

– Mais qu’est-ce que tu entends par rien de spécial ?

– Rien, je te dis. C’est juste qu’aujourd’hui deux types m’ont abordé dans la rue en sortant du métro. Je remarquais à cet instant la légère crispation du visage de Hlupák. Je crois qu’ils m’ont pris pour mon frère. Ils m’ont demandé où l’on pouvait te joindre. Ils avaient l’air pressés.

– Qu’est-ce que tu leur as dit ?

– Qu’est-ce que tu voulais que je leur dise ? Je ne te connaissais pas, à ce moment-là.

– Oui, c’est vrai. Hlupák semblait un peu rassuré. Tu ne sais pas ce qu’il voulait ?

– Je te l’ai dit. Il voulait te voir. Pour te rendre un couteau, je crois.

– Un couteau ?

– Oui. Un des deux, un grand avec une drôle de cicatrice à côté de l’oreille, il m’a dit : « Quand tu verras Hlupák tu lui diras qu’on a ça pour lui ! » Et il m’a montré un couteau.

Le visage de Hlupák avait viré au vert de gris. Moi, j’étais aux anges.

– Y’a un problème ?

– Non, non. Pas de problème.

– C’est un objet auquel tu tiens, j’imagine.

Hlupák porta sur moi un regard vide.

– Quoi ?

– Le couteau.

– Ah ! heu… oui. Oui, c’est un cadeau.

– Moi, on m’a offert un bazooka une fois, mais je ne sais pas où le mettre. Ma copine préfère nettement les fleurs.

– Tu as une meuf ?

– Oui, pourquoi. C’est interdit ?

Je sentis alors comme une vague de souffrance mêlée de haine déferler sur le visage de Hlupák.

– Non, j’dis ça comme ça.

– Tu n’en as pas, toi ?

– Tu rigoles ou quoi. Des tas.

– Tu veux dire des tas ?

– Les gonzesses ce n’est pas ça qui manque.

Un sourire vicieux éclaira le visage marqué de Hlupák, accompagné d’un petit geste dans le style on ne me la fait pas à moi. Mais je savais exactement quelle était la cause de la souffrance du Tchèque. Il repoussait les filles. Et ce n’était pas tant sa laideur naturelle qui était en cause. Cela pouvait se supporter. Mais c’était ce manque terrible d’amour qui lui ressortait par tous les pores. Il sentait la masturbation à plein nez. Pas celle à laquelle on s’adonne par plaisir, mais la masturbation de nécessité, la masturbation sauvage, rageuse, la masturbation de dépit. Et cela, les filles le sentaient. Mais malgré cela, il ne pouvait s’empêcher d’en parler.

– Eh ! Entre nous, vous vous ressemblez peut-être physiquement avec ton frère, mais question gonzesse, lui, c’est le désert de Gobi.

     Je préférais ne pas relever. Mais que ce type m’énervait. J’enfonçais le clou.

– Denis est quelqu’un de très discret concernant sa vie privée. Tiens ! Ça reste entre nous… mais en ce moment, il est avec une jeune Suédoise d’une beauté à tomber par terre.

– Une Suédoise ? ?

– Et elle a deux copines… J’ai bien essayé de lui demander de m’en présenter une, mais même moi, qui suis son frère, j’ai du mal à négocier. Il me dit : elles sont deux et tu es tout seul. Je lui ai dit, ne t’inquiètes pas on va trouver quelqu’un.

Là, j’ai senti Hlupák se liquéfier physiquement.

– Mais il faut trouver quelqu’un de sympa, pas chiant. Avec un peu d’humour. Qu’est-ce que tu en penses, toi ?

Hlupák n’était plus en état de penser. Son cerveau était rempli par la vision d’une jeune et blonde Suédoise, complètement nue, allongée lascivement sur un bout de moquette ou sur n’importe quoi d’autre et que lui, Hlupák, était allongé sur le tout. L’excitation était telle qu’il allait devoir se masturber dans les secondes qui allaient suivre sous peine d’exploser.

– Tu crois que ?…

– Tu veux dire, toi et moi… ?

Hlupák allait rajouter quelque chose quand le gros des figurants fit son apparition investissant les loges dans un chaos indescriptible. Sans laisser le temps à Hlupák de réagir, je saluais rapidement quelques personnes et je descendis sur le plateau, le Tchèque sur mes talons.

Dans quelques minutes, le rideau allait se lever et les acteurs allaient entrer en scène. Je respirais avidement l’odeur particulière qui se dégageait du plateau vide. Derrière le rideau, à quelques mètres seulement, s’agitait le public. J’aime me tenir juste derrière le rideau, sur le plateau encore sombre et silencieux et écouter le brouhaha des conversations entremêlées de rires et de toux. Le public. Qui est-il ? J’ai l’impression que c’est le même à chaque représentation, toujours les mêmes raclements de gorge, les mêmes exclamations, les mêmes murmures. Pourtant, chaque représentation est différente, chaque public un être à part entière, avec ses envies, ses désirs et ses contradictions. J’étais perdu dans mes pensées quand la sonnerie annonçant le début imminent du spectacle, retentit. Quelques instants plus tard, les lumières de service commencèrent à décliner alors que l’éclairage de la première scène prenait naissance sur le plateau. Le sombre éclat bleuté d’une nuit sans lune aux abords du château d’Elseneur. Je rejoignis d’un pas lent les coulisses tandis que le comédien qui jouait Francisco prenait sa place en faction devant les grilles. Côté cour, se préparaient à entrer Bernardo ainsi que Horatio et Marcellus. Je leur fis un petit signe au passage et j’allais m’asseoir en fond de scène, derrière le grand cyclo blanc. Je fermais les yeux pendant que le rideau s’ouvrait doucement sur la 163éme représentation d’Hamlet.

CHAPITRE 6

Introspection

Le matin du 25 juillet, vêtu de ma robe de chambre fétiche grise avec des liserés bordeaux ; le modèle « comédie baroque » de chez Descamps, et alors ? J’aime bien les marques, j’ai le droit ? et un bol de café fumant sur les genoux, je contemplais le triste paysage qui s’offrait à moi à travers l’unique fenêtre de mon unique pièce ; un mur gris craquelé et constellé de fientes par des générations de pigeons chiasseux.

Je me demandais très sérieusement s’il ne me serait pas plus profitable de foutre le camp à l’autre bout de l’univers pour voir si j’y étais ?

Est-ce que j’ai vraiment ce que je mérite ? C’est donc ça mon destin : vivre dans ce studio pourri, bas de plafond où la lumière n’entre jamais ?

Le problème, c’est que j’ai tellement inscrit cette certitude dans les moindres faits et gestes de mon existence, et cela depuis ma naissance, que j’en suis tout naturellement arrivé à me nier. Nier ce que je suis et petit à petit, nier ce que je pourrais devenir.

Par cette attitude je ne faisais que reculer le moment où ma propre vie allait me rattraper et réclamer son dû. Toutes les vies doivent faire ça, j’imagine. Elles se laissent distancer, te font croire que tu les as semées à tout jamais et d’un seul coup, elles réapparaissent au moment où tu t’y attends le moins, brutalement le plus souvent afin de créer un choc, et aussi parce qu’elles ont certainement les boules d’avoir été niées et rejetées à ce point. Et là ! Ou tu es assez solide pour regarder ta vie, droit dans les yeux ou alors elle te gifle à tour de bras jusqu’à ce que tu ne saches plus où tu habites.

C’est peut-être pour cela que j’avais « embrassé » – comme on dit – la carrière artistique. C’est déjà embrasser quelque chose.

C’était surtout vivre d’autres vies que la mienne. Des vies imaginaires. Des vies qu’on quitte en sortant de scène, en ôtant son costume et son maquillage. Et des vies de substitutions on pouvait en trouver à foison dans un théâtre. Accrochées bien sagement sur leurs cintres, dans la pénombre des coulisses, attendant qu’un corps vienne leur donner de la chair, qu’une cervelle vienne leur donner de l’esprit et que des cordes vocales viennent leur donner la parole… le texte ! Mais surtout ce que ces vies en attente réclamaient par-dessus tout, c’était une âme pour qu’enfin elles s’incarnent.

Dans ces moments un peu hors du temps, où je me laissais envahir par ce genre de pensées philosophico–existentielles à tendances foireuses et où je plongeais tout entier dans mes réflexions intérieures, je finissais invariablement par me dire que j’étais un gros con. Mais parfois, dans des moments d’intense lucidité, très rare, je l’avoue, je n’aime pas en abuser, je soupçonnais en moi un être intérieur meilleur. Ça ne vous est jamais arrivé à vous ? Vous ne vous êtes jamais imaginé qu’à l’intérieur de vous, un être plus parfait, plus abouti, tentait désespérément de s’extirper de la nasse existentielle où la négation de votre propre existence l’avait jeté ? Non ? Vous ne seriez pas un peu « normal », vous ? Paradoxalement, je faisais tout ce qui était en mon pouvoir pour empêcher la « naissance » de cet autre être. Pourquoi je vous dis tout ça ? Ah oui ! Parce que cette impression d’être double devenait de plus en plus forte depuis quelque temps et elle augmentait chaque jour. J’avais l’impression – vous allez voir comme c’est con – de vivre dans une autre dimension. C’est con, non ? Je vous l’avais dit. Comme si le rythme de la vie était différent. Comme ce couple de pigeon qui forniquait en équilibre instable sur une gouttière délavée. Ils n’avaient pas l’air de vrais pigeons. Et pourtant je savais que c’était des vrais. Faut vraiment être un pigeon pour venir faire des dégueulasseries comme ça sous les fenêtres des gens !

J’ai entendu un petit bruit et je me suis retourné. Tom, mon voisin de palier venait comme à son habitude de me glisser mon courrier sous la porte. J’ai renoncé à mettre une serrure sur ma boite aux lettres et puis c’est devenu un rituel avec Tom. De temps en temps je laisse les deux portes ouvertes et on boit le coup sur le palier. C’est un chic type ce Tom. Plus pauvre que moi si c’est possible. Mais aujourd’hui, j’étais trop fatigué pour frapper à sa porte. J’ai ramassé le courrier ; facture, facture et… facture.

Bon dieu, j’avais vraiment besoin de pognon ! Je savais qu’il me faudrait encore une fois essayer de convaincre mon frère, Richard. J’avais un service à lui demander. Richard travaillait à son compte comme coursier. Il livrait des petits déjeuners à domicile et sur les lieux de travail. Ses principaux clients étaient la bourse, les groupes de presse et deux grandes chaînes audiovisuelles. C’était sur ces deux derniers clients que je fondais mes espoirs. Espoirs bien minces en vérité, car mon frère avait déjà, par deux fois, repoussé mes tentatives de faire passer de la main à la main un scénario que j’avais écrit. Pour Richard, il était hors de question de mélanger le travail et la famille et il ne voulait pas prendre le risque de perdre un client pour ce qu’il appelait « du trafic d’influence ». Si mon scénario était aussi bon que je le prétendais, il n’aurait aucun préjudice à passer par la voie naturelle. Dans ce milieu, on savait reconnaître le talent lorsqu’il se présentait. Il fallait que je fasse confiance en mon potentiel. Et gnagnagni et gnagnagna. Un procédurier mon frère. Quand il est comme ça, j’ai envie de lui mettre des baffes. Le problème, c’est que globalement je n’avais confiance en rien et surtout pas en moi-même. Mais je me gardais bien de le montrer à mes frères qui se seraient fait une joie de m’enfoncer encore un peu plus.

Jérôme, mon autre frère, travaillait quant à lui dans une imprimerie en qualité de conducteur offset. Il n’aimait pas trop ce métier, mais il ne savait pas quoi faire d’autres. Comme le répétait souvent notre mère, mes frères avaient un vrai travail et ils devaient en être fier. Parce que moi, ce n’était pas un vrai travail que j’avais ? Le fait même de chercher un contrat toute la journée était en soi une activité à plein temps. J’ai arrêté de compter les portes qu’on m’a claqué au nez. Ma mère ne parlait jamais de Jeremy mon demi-frère. Il s’était expatrié en Bretagne. Un marginal. Mais je l’aimais bien. Il était tellement atypique, tellement plus à côté de la plaque que moi, que quand j’étais avec lui ça me donnait des airs de normalité. Je repensais à tout ça, et je ressentais comme un grand vide dans mon existence. À quoi ça sert tout ça ? En plus de mon scénar, j’avais toujours le projet de monter la pièce d’un de mes amis. Une bonne comédie avec un rôle intéressant. Mais, encore une fois, je ne devais compter que sur moi-même pour trouver une salle et de l’argent. De l’argent, tiens, je devais déjà en trouver pour manger tout simplement et pour payer le loyer.

Les Assedic ! Putain ! Heu pardon, purée ! J’avais complètement oublié d’envoyer ma feuille d’actualisation ! Avec le pot que j’avais, à tous les coups, j’allais me faire radier. Je devrais me réinscrire et je ne verrais pas l’ombre de mon argent avant des mois. Filer fissa rue Bergère. Bouge, bouge !

CHAPITRE 7

Un home – run réussi

40 minutes plus tard, je débarquais dans le hall vétuste de l’immeuble en pierre de taille abritant les Assedic de Paris. Un ticket au distributeur, c’est déjà ça de pris comme disait la jeune mariée. Appuyé contre le mur de granit jauni j’en profitais pour reprendre mon souffle. Heureusement, il y avait peu de monde. En été et plus particulièrement au mois de juillet, la plupart des intermittents étaient, soit à Avignon pour le festival, soit en vacances. Certains, même, arrivaient à concilier les deux.

Il y avait, juste devant moi, un type au crâne rasé et irrégulier qui tenait un sac de sport à la main. Il semblait agacé et ne cessait de passer d’un pied sur l’autre. Malgré le peu de monde, il fallut quand même patienter une bonne demi-heure avant de voir la file se rapprocher du guichet. Le chauve bouillonnait d’impatience et avait entamé une gigue infernale, ne tenant plus en place. Arrivé devant l’Hôtesse d’accueil, il commença tout de suite à l’injurier. Ces « putains d’Assedic » avaient, selon lui, perdu des feuillets que lui avait remis un employeur et, bien entendu, c’était à lui de se débrouiller pour pallier leur incapacité. Bien évidemment l’employeur avait disparu et se trouvait dans l’incapacité de fournir le document en question. À cause de cette « tracasserie administrative », son dossier était bloqué depuis trois mois. Il n’en pouvait plus et fit clairement comprendre qu’ils avaient intérêt à régler sa situation, et dans la journée même, car il ne tolérerait plus de retard dans son dossier. La jeune hôtesse lui adressa un drôle de sourire qu’un homme dans sa situation ne pouvait que mal interpréter. Son visage passa du rouge au blanc et il demanda à l’hôtesse si elle se foutait de sa gueule. Celle-ci lui demanda de se calmer et de s’asseoir. On l’appellerait bientôt dans un bureau et on verrait ce que l’on pourrait faire.

– Je veux qu’on règle mon cas immédiatement ! hurla l’homme sans cheveux.

Et pour appuyer ses dires, il sortit une batte de base-ball de son sac de sport, et s’approcha d’un guichet derrière lequel se tenait, ou plutôt se terrait, une employée toute tremblante. Il ajusta sa prise.

– Vous y tenez à cet ordinateur ?

L’hôtesse se dressa sur son siège.

– Ne soyez pas ridicule, monsieur.

Réponse qu’elle analysa plus tard comme étant peu appropriée en la circonstance. D’un coup parfaitement ajusté, l’homme à la batte fracassa l’écran de l’ordinateur devant lui. L’élégance du mouvement et la violence de la frappe auraient eu de quoi séduire le plus blasé des managers de base-ball. Il allait s’attaquer à un second appareil lorsque qu’un grand costaud en costume noir s’interposa entre l’ordinateur et la batte en essayant de calmer les esprits. S’il avait eu l’intention délibérée de manger de la purée avec une paille pendant des mois, c’est exactement ce qu’il fallait faire. La batte faillit en outre lui enlever un bon morceau de nez. Vu que ça commençait à chauffer velu devant moi, je me suis dit qu’il serait plus judicieux de mettre ma déclaration dans la boîte aux lettres réservée à cet effet. J’avais l’intention de demander une petite avance sur mes allocations, mais je pensais trouver des gens peu réceptifs à mes petits soucis financiers. L’instant d’après, un deuxième ordinateur rendait son âme électronique. Le déplumé avait définitivement disjoncté, et commençait à s’en prendre au matériel humain et plus particulièrement au directeur d’antenne. Ce dernier, accouru un instant plus tôt alerté par les cris, était à présent juché sur un comptoir sautillant tant bien que mal afin d’échapper à une batte de base-ball qui cherchait à lui écraser les pieds. Il avait, lui aussi, comme son employée, commis une erreur de jugement et avait voulu prendre de haut le forcené. On ne résonne pas un forcené avec des chiffres.

Tout en remontant le Bd des Italiens vers République, j’espérais ne jamais en arriver à cette extrémité, tout en sachant parfaitement que j’aurais été de toute façon incapable de réagir aussi violemment. Pourtant, je pouvais comprendre ce comportement. Je le dis haut et fort, d’autant plus qu’il n’y a personne dans la rue, j’ai parfois, moi aussi, envie de tout casser !

Ce que l’homme au crâne rasé avait fait, je l’avais déjà imaginé des centaines de fois. J’ai d’ailleurs couché tout ça sur papier. Sous forme de scénario, de synopsis, de nouvelles, etc. Mais quelquefois, je fais ça en live dans mon esprit. Ça me prend comme ça. Grâce à mon imagination qui ne me quitte jamais, même la nuit, je m’invente en direct des histoires dans lesquelles j’ignore la peur et où je fais même preuve d’un sang-froid extraordinaire dans les situations les plus critiques. Avec deux trois répliques bien pesées, j’ai dans ces moments-là un sens de la répartie implacable, je ridiculise mon adversaire avant de l’expédier à terre d’un Mawashi Gerri ou d’un fouetté retourné. Un seul coup suffit, mais je suis capable d’enchaînements terribles s’il y a plusieurs adversaires. Comme le docteur Justice. Vous ne connaissez pas le docteur Benjamin Justice ? Dans Pif gadget. Médecin volant attaché à l’OMS et judoka 6ème dan mélangeant les techniques du judo mais aussi les atémis du ju-jitsu et du karaté. Son grand truc, c’est le « Kiai! » le cri qui paralyse. Eh bien moi, pareil. Aussi fort. Et ça se passe en général devant une assistance… féminine de préférence. Il ne s’agit pas de vulgaires bagarres de rue. Attention, c’est de la chorégraphie. J’ai déjà mis à terre des centaines de voyous et il ne se passe pas un jour sans que la vie me donne l’occasion d’exercer cette faculté mentale si particulière. Ce don, je l’exerce aussi avec talent quand il s’agit de séduire une femme. Là aussi, je repousse les limites de mon imagination. Mes approches sont inattendues, surprenantes, mon discours toujours original. Je fais beaucoup rire les femmes avant qu’elles ne se pâment de bonheur dans mes bras. Dans la réalité aussi elles se marrent mais je n’ai pas l’impression que c’est pour les mêmes raisons. Mais « draguer » bêtement une femme qui accepte tout comptant est à la portée de n’importe qui. Moi, je me crée des difficultés supplémentaires. Elle est mariée, étrangère de passage, extrêmement riche et courtisée ou dangereuse espionne. Je dois alors redoubler d’ingéniosité et je finis invariablement par la séduire et si cela ne suffit pas, alors je m’arrange pour lui sauver la vie. Au fond, je suis un romantique.

Pour l’heure, je devais taper ma famille encore une fois. Un jour, je leur rembourserai tout au centuple, plus les intérêts. J’offrirai une maison à mes parents, une voiture à mes frères et tout ce que souhaitera ma sœur. J’adore ma sœur. Pourtant, elle me battait quand j’étais petit, mais elle m’a toujours dit que c’était pour mon bien. Je pense plutôt que c’était pour son bien à elle. Ça la détendait. J’étais son punching-ball personnel. Je n’ai jamais su dans quelle mesure ça m’avait fait du bien, mais je suis devenu irrémédiablement non violent. Même si parfois je sens quelque chose bouillonner en moi. Une rage sourde qui, je le crois, pourrait un jour tout emporter et moi avec. Comme l’homme à la batte ! J’ai toujours ressenti ce genre de choses devant l’injustice par exemple ou la cruauté gratuite. Dans ces moments, je sens une boule monter dans ma gorge et je me mets à chialer. Je ne peux pas contrôler. Le champion de Base-ball avait choisi, lui. La violence dans toute sa splendeur. C’était beau, c’était grand.

Un jour, je leur montrerai à tous…

CHAPITRE 8

Contact

L’Ombre n’était pas particulièrement attachée à ce « Denis », être pusillanime et sans intérêt qui vivait selon elle dans un monde factice. Il faut reconnaître, à sa décharge, que le théâtre étant un art où l’illusion règne en maître et où les comédiens interprètent des personnages, c’est-à-dire pour la plupart, des êtres n’ayant pas d’existence réelle en dehors d’une scène, il était difficile pour elle d’admettre qu’elle fût à présent l’ombre d’une chimère.

Mais elle n’avait pas le choix. Aussi avait-elle décidé de rentrer en contact avec son support même si elle appréhendait grandement l’événement. Les précédentes approches, trop subtiles certainement, n’ayant rien donné il était temps de passer à la phase suivante. Elle tendit sa main noire, vers lui. Denis était alors plongé dans le roman de Boulgakov : « Le Maître et Marguerite » Une histoire fantastique et burlesque où le diable en personne venait foutre le bordel à Moscou et saccager la vie de ses habitants. En ce lundi 05 août, jour de relâche, Denis en profitait pour se détendre. Il adorait lire. Il pouvait rester ainsi des heures et il était fréquent qu’il achève un roman dans la journée. Il était même capable de lire plusieurs livres en même temps, passant d’un roman de fiction à une pièce de théâtre puis à une biographie par exemple.

Au premier contact, Denis sursauta si violemment qu’il renversa son café sur son pantalon manquant de s’ébouillanter à un endroit qui pouvait, après tout, encore servir si l’occasion se présentait. Les yeux exorbités, la bouche ouverte, il lâcha son livre à terre. Il manquait un bon hurlement pour clôturer le tout et celui-ci arriva dans la foulée, accompagné d’un « AU SECOURS ! ! ! » très convaincant. Le pauvre Denis, il faut le comprendre, se croyait encore visité par cette chose étrange qui l’avait terrorisé dans les remparts en aggloméré du château d’Hamlet. Il se débattit dans tous les sens, voulant chasser cette insupportable présence hors de ses murs, mais plus il se débattait et plus la présence se débattait à ses côtés.

Pendant ce temps, l’Ombre réfléchissait. Des événements qu’elle ne comprenait pas encore, l’avait liée irrémédiablement à cette chose qui frôlait à présent l’apoplexie. Si elle continuait, elle risquait de perdre son nouveau support. La cohabitation s’avérait pour le moins délicate. L’Ombre, allait devoir faire preuve de patience, bien qu’une créature immatérielle comme elle, ne pût éprouver une telle vertu. Elle décida cependant qu’à la première bonne occasion, elle se manifesterait de nouveau et pourquoi pas, s’adresserait à lui directement par l’intermédiaire du langage. Elle en était là de son raisonnement quand Denis s’aperçut que ce n’était rien d’autre que son ombre, et donc lui-même, qui s’agitait de cette façon si désordonnée. Il se calma et son angoisse retomba. Afin de se changer les idées, il alluma la télévision. Le cinéma de minuit diffusait un classique du cinéma américain : « L’invasion des profanateurs de sépultures » de Don Siegel. Il aurait mieux valu pour lui de tomber sur un Vicente Minnelli ou carrément un Disney. Après quelques minutes de film, l’angoisse de Denis remonta à la hausse. C’est cet instant que l’Ombre choisit pour s’adresser pour la première fois à l’homme. Le bonjour qu’elle lui adressa fût pourtant aussi courtois que possible, mais Denis s’évanouit d’un bloc. « Quel manque de tact ! » pensa l’Ombre, qui attendait allongée malgré elle sur le tapis que son complément retrouve ses sens et l’usage de la parole. Ce qui arriva une dizaine de minutes plus tard. Cette fois-ci l’Ombre prit des gants et, d’une voix douce et sucrée, s’adressa à ce prolongement d’elle-même un peu particulier. Pour marquer une amélioration, Denis se contenta d’écarquiller les yeux en grelottant de peur et eût la courtoisie de ne s’évanouir que pendant de très courtes périodes, entrecoupées de hurlements stridents. Etant d’une nature frondeuse, l’Ombre plaqua une main immatérielle sur la bouche de Denis. L’infortuné ressentit comme une masse obscure l’étouffer et s’évanouit de nouveau.

Au secours ! Au secours ! Mon ombre essaye de m’étouffer. Je ne lui ai rien fait ! Je le jure. Je ne comprends pas pourquoi elle s’attaque à moi. J’ai toujours été en bon terme avec mon ombre. Même avec celles de mes amis et même avec les autres. J’ai peut-être marché sur une ou deux ombres dans la rue, mais ce n’était pas de ma faute. C’est à cause du soleil. Je le jure !

Quand je suis revenu à moi, il faisait nuit. J’avais l’impression d’émerger d’un affreux cauchemar où ma propre ombre essayait de m’étouffer. C’était absolument terrifiant et malgré ma crainte du noir, je n’ai pas osé allumer la lampe de peur de la matérialiser. Je suis resté ainsi toute la nuit, dans l’obscurité, à guetter le moindre bruit. Le lendemain, ivre de fatigue, Je me présentais à un casting où je devais, dans toute la fougue de ma jeunesse, vanter les qualités d’un jus de pomme qui se voulait particulièrement énergétique. A la dixième prise, après avoir ingurgité avec le sourire de circonstance près de deux litres du fameux jus de pomme, et sans que cela ne m’ait requinqué d’un pouce, je m’aperçus que si celui-ci n’était pas particulièrement énergétique il était en tout cas particulièrement laxatif en conséquence de quoi je passais le reste de ma journée à courir, le pantalon sur les chevilles, de ma salle de bains à mes toilettes. Malgré la fatigue, je ne pus m’endormir ce soir-là, ni le soir suivant .

CHAPITRE 9

Train-train et xénophobie

Ça fait trois jours maintenant que je ne dors plus. Je suis crevé, ratatiné, je n’en peux plus. Il faut que je ferme les yeux. Bordel, mais qu’est-ce qu’il m’arrive ?!

– Tu as l’air épuisé, Denis ?

C’était Tartinelli qui me parlait. J’avais l’impression qu’il était à des kilomètres de moi.

– Quoi ?

– Tu n’as pas dormi depuis combien de temps ?

Si j’avais encore de l’humour je lui aurait bien dis : « depuis un bail ».

– Je ne sais pas quatre ou cinq jours.

– C’est beaucoup.

– Je ne cherche pas à rentrer dans le Guinness.

– Tu devrais te reposer.

– C’est bien là le problème, Joseph. Je n’y arrive pas.

– Pourquoi tu ne prendrais pas des vacances ?

– Besoin d’argent.

– Il n’y a pas que l’argent dans la vie, Denis.

– Dans la mienne, si.

– Et la santé ? C’est important, ça, la santé. Regarde-toi. Tu mènes une vie dissolue. Pas de femmes pour te serrer la vis et te discipliner. Une vraie vie de patachon.

– Ecoute, Joseph. Tu es mon agent, pas mon psy, d’accord. Remarque, vu ce que je lâche comme pognon avec toi, je me demande parfois.

– Ça, ce n’est pas gentil, Denis. Je me mets en quatre pour te décrocher des castings. Pour vous décrocher des castings tous autant que vous êtes. Et vous, vous ne pensez qu’à vous repaître sur ma pauvre carcasse desséchée. Tu fais de moi l’exploiteur des pauvres masses salariées, alors que je suis exactement comme vous. Moi aussi j’en chie pour garder la tête hors de l’eau. Je fais ma part du boulot. Si tu ne décroches rien derrière, tu ne dois t’en prendre qu’à toi-même.

– Ne t’inquiètes pas pour ça. On n’est jamais aussi bien servi que par soi-même et les petits pics que je t’envoie de temps en temps ne sont rien comparés au javelot de mon autocritique. Mon pire détracteur, c’est moi.

– Justement. Tu es peut-être un peu trop dur avec toi, Denis. Fais relâche un peu. Détends-toi. Prend du recul.

– Je vais aller passer quelques jours chez mes parents.

– Bonne idée ! C’est bien, la famille pour se ressourcer. Heu… dis moi, tu as le temps de te faire un dernier petit casting avant de partir ?

Va te faire foutre Tartinelli !!!!!!!!!!

L’éprouvante chaleur de cette première quinzaine d’août avait fait fuir la moitié de la capitale vers des contrées plus verdoyantes et, mis à part les irréductibles du bitume et les shootés au gaz carbonique, nombreux étaient ceux qui étaient partis à la recherche d’un petit coin de ciel bleu.

Comme je l’ai dit, j’avais décidé de passer quelques temps chez mes parents à Deuil-la Barre près de Montmorency. J’avais besoin de faire le point sur ma situation. Je ne dormais pratiquement plus depuis six jours et les quelques moments de sommeil qui me saisissait dans la journée étaient habités par d’effroyables cauchemars dans lesquels mon ombre et « Gropor » se liguaient contre moi pour m’attirer dans les ténèbres. Et puis, j’avais ce service à demander à mon frère. Il ne pourrait pas me le refuser. Mon cerveau tournait à plein régime et j’aurais tout donné pour une heure de sommeil paisible. Je fixais son attention sur les rails dans l’espoir de m’hypnotiser. Avant même que j’eus finit d’y penser, je m’écroulais comme une masse, les pieds en travers la banquette, bercé par le roulis nonchalant de la locomotive.

Je planais, le regard tourné vers les cieux. Sous moi, l’horizon s’étendait à perte de vue. Je virevoltais gracieusement, dos aux nuages. Un martinet à queue blanche vint me provoquer et je me lançais à sa poursuite dans une course folle. Frôlant d’un mouvement gracile des câbles à haute tension, piquant comme un forcené vers des champs de colza, je souriais. Mes yeux étaient remplis de mille couleurs chatoyantes et les arômes les plus subtils venaient tourbillonner autour de mes narines. Au détour d’un grand chêne, je laissais filer l’oiseau malicieux, redressais d’un coup de rein ma course et montais très haut, les bras tendus devant moi comme une flèche, jusqu’à toucher les nuages et je pénétrais dans un gros cumulus. A l’intérieur, le climat était très différent et le nuage était chargé d’électricité. Au centre du nuage, une immense baratte noire était en mouvement et c’était « Gropor » aidé par la sorcière qui pique qui tournait la manivelle. Malgré mon appréhension, je me penchais au-dessus de la baratte et je vis qu’elle était remplie de matières furieuses qui se mélangeaient et grossissaient à vue d’œil au milieu d’un vacarme assourdissant. Une force brute qui tournait lentement comme une turbine. Un orage en pleine composition ! Une ombre noire cernée d’orties émergea brusquement du magma et se dirigea vers moi avec à ses coté la sorcière et « Gropor ». Leurs yeux roulaient rageusement dans leurs orbites et de leurs bouches démesurément ouvertes s’échappaient des filets de fumées baveuses. Je fis un pas sur le coté et me retrouvais en dehors du nuage. Je fis une chute vertigineuse et je tombais en hurlant… au milieu de trois contrôleurs qui me demandaient mon titre de transport.

– J’écarquillais les yeux. Le plus vieux des trois réitéra sa demande.

– Votre ticket, s’il vous plaît, monsieur. Et veuillez retirer vos pieds de la banquette.

Je me redressais et passais ma main dans les cheveux. Je regardais ma montre, j’avais perdu connaissance sept petites minutes. Pas de quoi sauter au plafond. Le cauchemar se dissipa en quelques secondes, car un deuxième, beaucoup plus réel cette fois, me faisait face. Il ne me fallu pas longtemps pour analyser la situation. J’étais, bien entendu, dépourvu du titre de transport en question. Dans ces cas-là, j’avais recours à un petit stratagème qui consistait à me faire passer pour un étranger. En effet, quelques années plus tôt j’étais parti en Italie avec un ami, qui m’a lâchement abandonné en cours de route afin de vivre une histoire d’amour avec un homme, pour vendre des encyclopédies en porte-à-porte pour un organisme plus que douteux. Mais à cette époque, j’avais dix-huit ans et encore toutes mes illusions. Je n’en avais retiré de positif que l’apprentissage de la langue ce qui me rendais de temps en temps quelques services. Je pris un bel accent napolitain et claquais de la langue.

– Scousi. Ma io no capito.

– Et vlan ! Un Italien ! lança, goguenard, le plus vieux des trois contrôleurs. Il s’adressa à son jeune collègue, frais émoulu de l’université, qui se tenait derrière ses lunettes triples foyers. Eh ! L’artiste. C’est le moment de nous faire voir ce qu’on t’a appris à l’école.

– Oui ! renchérit le dernier contrôleur, un type à l’air de fouine qui avait les mains poisseuses. T’as fait langue si je ne m’abuse ? Demandes – y son ticket en rital ! Qu’on rigole !

– Je ne connais que l’espagnol.

– Mais de l’espingouin ou du rital, c’est pareil, c’est le même moule ! Vas-y ! Qu’on rigole !

Le jeune contrôleur se racla la gorge.

– Su billete por favor.

Je regardais le type d’un air bizarre et sortis de ma poche un chewing-gum que je lui tendis. L’homme à tête de fouine éclata de rire.

– Chapeau ! Alors là, tu vois, je suis épaté ! Y a pas à dire, c’est dans des moments comme ça, qu’on regrette de ne pas avoir été à l’université. On ressent bien comme un manque. Pas vrai, Louis ?

– Tu l’as dit Jules ! répliqua le vieux contrôleur. Faut reconnaître que le savoir, c’est quelque chose. J’ai une idée ! Demande-lui un chewing-gum, Stéphane. Avec un peu d’bol, il va te filer un ticket.

Ses deux collègues se tenaient les côtes.

– Ou peut-être une montre ou un parapluie ? dit la fouine.

– Je lui ai demandé son ticket ! Ce n’est pas de ma faute s’il ne comprend pas l’Espagnol ! s’insurgea le jeune lettré.

– Mais bien sûr. Tiens, regarde plutôt travailler un professionnel ! 

D’un geste large, Jules « tête de fouine » écarta le dénommé Stéphane et planta ses petits yeux perçants dans les miens.

– Hé ! dis donc, le spaghetti ! Toi avoir un ticket pour moi ? Comprendo ? Ticket ! Sinon toi prendre une grosse amende dans la gueule. TICKET ! ! 

Je l’observais un instant en prenant un air incrédule puis, comme si je venais enfin de comprendre, je fouillais dans mes poches. Tête de fouine jubilait. J‘en retirais un beau préservatif rose bonbon que m’avais remis un militant de Sidaction pendant que j’attendais mon train sur le quai et le tendais avec un large sourire au contrôleur. Le visage du dénommé Jules vira au violet ce qui donnait un intéressant contraste avec le rose du préservatif.

Stéphane sortit un mouchoir et entreprit de nettoyer les verres de ses lunettes tout en adressant un sourire en coin à Jules.

– En effet, votre méthode, bien que peu orthodoxe, a l’avantage d’être lumineuse d’efficacité. Cela étant, à choisir entre le chewing-gum et le préservatif, le chewing-gum, moi au moins je peux en trouver l’utilité. 

Tête de fouine se rua sur son jeune collègue et l’attrapa par l’oreille.

– Tu sais que je ne t’aime pas, toi ! Particulièrement quand tu prends tes grands airs de binoclard ! Espèce de rat d’université ! Tu crois tout savoir, t’étales ta science, mais pour moi t’es rien qu’un pet de lapin.

– Je vous conseille de me lâcher tout de suite, ahana l’homme que l’on comparait à un pet de lapin ou je me verrai obligé de signaler votre comportement à mes supérieurs. De plus j’ai un témoin et…

– Mais vas-y, signale, signale tant que tu veux ! cracha tête de fouine.

Le vieux Louis tenta de raisonner son impétueux collègue.

– Je pense qu’on devrait en rester là, Jules.

– Alors dis lui qu’il arrête de me chauffer comme ça. Non mais c’est vrai pour qui il se prend ce petit merdeux ?

– Ah ! non ! dit le jeune contrôleur en sortant un carnet de sa poche et en notifiant l’insulte. Je ne vous permets pas de rajouter la vulgarité à l’incompétence. 

Les trois hommes étaient à présent en grande discussion et ils en avaient totalement oublié l’objet de leur dispute, c’est-à-dire mézigue, qui en profitait pour se faufiler vers la porte alors que le train entrait en gare de Conflans-Sainte-Honorine. Cette fois, l’homme à tête de fouine avait joint le geste à la parole et il était en train de piétiner frénétiquement les lunettes dudit Stéphane. Ce dernier glapissait des injures très sophistiquées et inconnues du dictionnaire personnel de tête de fouine alors que celui-ci lui faisait bien comprendre son manque d’intérêt pour les belles lettres en lui administrant des petites claques sur le nez. N’ayant jamais aimé la violence, je décidais d’intervenir en faveur du jeune giflé.

– Ce n’est pas très sympa de vous en prendre à un type qui porte des lunettes. La violence ne résoudra rien. Alors calmez-vous et serrez-vous la main.

– Vous, ne vous mêlez pas de ça, s’il vous plaît, répliqua Louis. On a déjà assez de problème sans que les passagers ne viennent s’en mêler.

– S’il vous plaît ! s’il vous plaît, messieurs ! Un petit chewing-gum pour vous détendre ?  

Les trois têtes se retournèrent avec un synchronisme stupéfiant. Je regardais les trois hommes et tentais un sourire apaisant mais je venais dans le même temps de me rendre compte de la bourde monumentale que je venais de commettre. Tête de fouine s’élança sur le faux italien, toujours mézigue, avec une rapidité qui forçait le respect chez un homme de son âge et je ne dû mon salut qu’à ma grande expérience des départs en flèche toutes catégories confondues. J’eus tout juste le temps de m’éjecter hors du wagon au moment où la sonnerie annonçant la fermeture des portes retentissait. Mais tête de fouine avait déjà actionné la sonnette d’alarme et les trois contrôleurs soudain réconciliés se mirent à me courir après.

Prenant les jambes à mon cou, je traversais la voie en coupant par les rails.

Il s’agit là d’une expression de la langue française qui signifie que la personne va très vite. Je ne sais pas si vous avez déjà essayé de prendre réellement vos jambes à votre cou et ben… c’est pas facile. Ou alors si tu fais du yoga. En même temps, courir en faisant du yoga… bref.

Celui qui se faisait appeler Louis et qui semblait le plus âgé – sans doute retenu par le règlement et par la peur de se faire faucher par un train si près de la retraite – emprunta les couloirs souterrains pendant que le plus jeune essayait simplement de trouver un siège où s’asseoir en attendant d’y voir plus clair. Mais Jules n’avait pas l’intention de lâcher le morceau. Il s’était fait ridiculiser et rien que pour montrer à l’autre morveux de quoi était capable un « ancien de la rame », il mettrait un point d’honneur à coincer le fraudeur quoi qu’il puisse lui en coûter. Quand Louis déboucha du tunnel, j’avais une bonne longueur d’avance, mais « tête de fouine » était beaucoup plus vindicatif et me talonnait salement. Au sud de la voie, s’élevaient les barrières du chantier de construction de la gare nouvelle. Toutes les autres voies étaient coupées et je n’avais pas d’autre choix que de continuer droit devant moi. Sans m’en rendre compte, j’avais sensiblement allongé ma foulée et je commençais à en mettre plein la vue à tête de fouine qui crachait ses tripes derrière moi. Au bord de l’infarctus, il décida de s’arrêter alors que j’en rajoutais une couche et après une dernière accélération fulgurante je sautais par-dessus un bloc de béton aussi facilement que si je franchissais le palier de ma porte. Et tout cela, sans ressentir la moindre fatigue. Putain, heu pardon, punaise ! Je ne savais pas que j’avais la moelle à ce point là ! Ça me réussissait plutôt de ne pas beaucoup dormir. En temps normal, j’aurais dû m’évanouir après les dix premiers mètres. Et là, je tenais la forme olympique. Mais sur le coup, je ne m’en étais pas fait la réflexion, trop préoccupé que j’étais à larguer mon contrôleur. C’est certainement pour cela que je ne vis pas non plus mon ombre, svelte et élancée, se refléter contre le mur. Les autres étaient très loin derrière et, soulagé, je montais dans mon bus .