Apparaissent du fond de la scène, deux hommes ; un grand balaise nommé KARL et un petit trapu nommé ROCKY. Ils sont tous les deux très bien vêtu. Sans hésiter, ils apostrophent Julien.
SCENE 3
Julien, Karl, Rocky
KARL
Salut, Julien ! En forme ?
JULIEN
Ah ! C’est vous ? Justement, je… j’allais vous voir…
ROCKY
On est gentil, on t’évite le déplacement.
JULIEN
Oui, merci.
ROCKY
C’est vrai qu’on est de bonnes pâtes.
KARL
C’est ce qui nous perdra un jour. Un temps. Je suppose que tu as notre petit cadeau, comme convenu ?
JULIEN
Oui ! C’est à dire que… non. En fait, je… j’espérai obtenir un petit délai pour…
ROCKY
Tu vois, Karl ? J’en étais sûr.
KARL
Mais non. C’est parce qu’il n’a pas vraiment compris la question que je lui ai posée. Regarde ! A Julien. L’argent que tu dois à Santos, tu es au courant que l’échéance est tombée hier ?
JULIEN
Oui, mais…
KARL
A Rocky. Tu vois qu’il le sait. C’que tu peux être mauvaise langue tout de même. Un homme comme Julien, je veux dire un homme dans sa position, occupant un poste privilégié à la télévision, un tel homme ne prendrait pas le risque de se brouiller avec Santos pour une peccadille. Surtout quand on connaît Santos.
ROCKY
C’est pas de sa faute à Santos, il est lunatique.
KARL
Un jour il te tend la main, le lendemain il te la coupe.
ROCKY
Un vrai gosse. Pas vrai, Karl ?
KARL
Et puis, dettes de jeu, dettes d’honneur. Tu n’vas pas nous dire que l’honneur tu t’en fiches ?
JULIEN
Non ! Bien sûr que non !
KARL
Un homme ne peut pas vivre sans sa dignité. Imitant Julien. Ce soir votre destin vous appartient, alors bon courage dans ce jeu !
ROCKY
La caméra, c’est par-là.
Les deux hommes éclatent de rire.
KARL
On te charrie, on te charrie, mais on n’est pas méchant… dès fois. Soudain très grave. Demain soir, Julien.
JULIEN
Quoi ?
KARL
T’as jusqu’à demain soir pour éponger ta dette, après…
JULIEN
Après ?
ROCKY
Après, on sera obligé de te tyranniser.
KARL
Tu penses bien que c’est pas pour le plaisir.
ROCKY
Non, c’est pour le boulot.
KARL
T’inquiètes pas, on est consciencieux. Trop même disent certains. Mais avec la crise de l’emploi, si on veut fidéliser nos commanditaires, faut pas être rat. Alors on bichonne le client ; on lui fait cadeau d’un petit extra, un petit bonus – un petit doigt ou un orteil – le truc en plus qui lui fait dire : tiens ?
ROCKY
Y’a tellement de petits boulots qui se perdent faute de pratique.
KARL
Et d’amour ! L’amour du métier. Quand on dit ça aux gens, ils rigolent. A Julien. Ça te fait rire, toi ?
JULIEN
Non, non !
KARL
Bien sûr que non. Et tu sais pourquoi ? Parce que tu es comme nous Julien. Tu aimes ton métier. Tu es un pro. Nous aussi, on est des pros. Ainsi, au fil du temps, nous avons apporté à notre profession quelques touches personnelles.
ROCKY
Oui, des trucs marrants, quoi, histoire de rompre la monotonie.
KARL
Alors on teste, on tâtonne, on innove parfois. Je reconnais que, par moment, on évalue mal la limite des gens… et des choses. Tu te rappelles, Rocky, le jour où on a suspendu le type par les pieds du haut de la tour Montparnasse ?
ROCKY
Oui, je le tenais par la languette de ses tatanes.
KARL
Des pompes italiennes en cuir souple, grande classe.
ROCKY
Et crac ! La languette qui me reste dans la main. Pfut ! Plus d’bonhomme.
KARL
Un type plein aux as comme lui, on pouvait pas se douter que c’était des contrefaçons.
ROCKY
Lui non plus d’ailleurs. Sous la languette, y’avait « Made in Japan ». Il est tombé de haut le pauvre bougre.
KARL
Mais il nous en faut plus pour se décourager. Tu connais le dicton : « Sans cesse sur le métier remet ton ouvrage ». Tu vois Julien, l’apprentissage de la douleur est long et pénible, mais non exempt d’un certain plaisir pour qui le pratique régulièrement. Tout dépend de quel côté on se situe, évidemment.
ROCKY
A tout prendre, il vaut mieux être du côté de la balle que du côté de la cible.
KARL
Qu’est-ce que tu en penses, Julien ?
ROCKY
T’as l’air tout pâlot ? Tu devrais boire un coup.
KARL
Oui, tu devrais boire un coup. Alors à bientôt Julien. Un temps. Vraiment, tu devrais boire un coup.
Tout en prononçant ces paroles, ils se dirigent vers la sortie. Les derniers mots résonnent encore dans la tête de Julien comme une sentence. Boire un coup ! Oui, c’est ce qu’il va faire. D’un pas hésitant, comme un boxeur sonné, il se déplace sur le plateau pendant que sur celui-ci, les lumières et l’ambiance changent singulièrement. Tout se trouble et en l’espace d’un instant, le décor d’un bar est apparu avec un barman en train de préparer des cocktails. Sur le côté, trône un juke-box diffusant une petite musique jazzy. L’ensemble devient de plus en plus net, jusqu’à incarner la réalité. Julien s’accoude au comptoir.
René Chauvin, le gardien de nuit entre, suivit par un homme de grande taille. L’inspecteur Philippe Chaterthon.
SCÈNE 10
René Chauvin, l’inspecteur Chaterthon
CHAUVIN
Voilà ! C’est ici que je l’ai trouvé, monsieur l’inspecteur. Il était couché sur le côté. Immobile. Au début je croyais qu’il dormait : « M’sieu Jean-Pierre » que je lui fais : « vous croyez que c’est un endroit pour roupiller ? » Pas de réponse. Alors j’insiste : « debout là-dedans gros fainéant ! » Rien. Je m’approche pour le secouer et c’est là que j’ai vu le projecteur et la flaque de sang. C’était pas jojo à voir. La tête ça saigne drôlement, c’est bien irrigué. Et puis ça doit bien peser dans les 10/15Kg ces engins là et de 5 mètres de haut, ça n’pardonne pas…
CHATERTHON
Il était mort ?
CHAUVIN
Avec ce que je viens de vous dire…
CHATERTHON
Oui ! oui ! Mais n’est-ce pas, il vaut mieux être sûr. Après, on part sur de fausses données, et…
CHAUVIN
Ça alors, c’est fou !
CHATERTHON
Quoi donc ?
CHAUVIN
Je n’avais pas bien vu… votre visage ! La moustache en moins, vous êtes le portrait craché du mort.
CHATERTHON
Soyez poli.
CHAUVIN
Non, c’est vrai. La ressemblance est étonnante. Même certaines inflexions de la voix…
CHATERTHON
Ne détournez pas la conversation s’il vous plaît. Donc, la victime est bien morte. C’est important de le préciser. Un temps. Comment déjà ?
CHAUVIN
Un projecteur, je vous l’ai dit.
CHATERTHON
Exact, vous l’avez dit ! C’est ce qu’on appelle une confirmation. Comme s’il donnait une leçon ! S’assurer de l’exactitude et de la justesse de l’information afin de mettre en lumière les faits. Il note. Un projecteur. En désignant un à terre. Celui-ci ?
CHAUVIN
Je suppose.
CHATERTHON
Vous supposez ?
CHAUVIN
Je n’étais pas là, figurez-vous.
CHATERTHON
Si vous le dites.
CHAUVIN
Je le dis parce que c’est vrai.
CHATERTHON
Oui, oh ! la vérité… ce n’est jamais qu’un mensonge habilement camouflé, rien de plus. Et moi, il m’en faut un peu plus que ça. Allez, hop ! Nom, prénom, âge, profession, tout le toutim, quoi.
CHAUVIN
Chauvin René, 53 ans, gardien de nuit.
CHATERTHON
Accusateur. Oui, mais là il fait jour.
CHAUVIN
Et alors ?
CHATERTHON
Et alors… rien. Je le précise, c’est tout. Où étiez-vous hier au soir ?
CHAUVIN
Comme tous les soirs, dans ma loge.
CHATERTHON
Et que faisiez-vous ?
CHAUVIN
Je regardais la télé et puis vers minuit, j’ai fait ma ronde.
CHATERTHON
Vous avez une grande loge, dites donc. Et vous n’avez rien remarqué de suspect ?
CHAUVIN
Dans quel genre ?
CHATERTHON
Dans le genre suspect. Pas normal, différent.
CHAUVIN
Non, rien de bizarre.
CHATERTHON
Rien d’étrange non plus ?
CHAUVIN
Non, non, rien d’extraordinaire.
CHATERTHON
Même pas un peu singulier ?
CHAUVIN
Non, rien de particulier.
CHATERTHON
R.A.S en somme ?
CHAUVIN
Voilà. Un temps. A part que…
CHATERTHON
Oui ?
CHAUVIN
Oh ! un détail. C’est juste que… il n’y a aucun rapport, n’est-ce pas, mais il y a deux jours, deux types un peu louches se sont présentés à la loge et ont demandé après monsieur Julien.
CHATERTHON
Monsieur Julien ?
CHAUVIN
Julien Perdican.
CHATERTHON
L’animateur de « Ça n’a pas de sens ? ! » Et pour quel motif ?
CHAUVIN
Je crois qu’il voulait le tuer.
CHATERTHON
C’est tout ?
CHAUVIN
Oui.
CHATERTHON
Et vous croyez qu’on va aller loin avec ça ?
CHAUVIN
Je ne sais pas.
CHATERTHON
Vous ne savez pas grand-chose, en fait.
CHAUVIN
Ce n’est pas moi le policier.
CHATERTHON
Après avoir découvert le cadavre, qu’avez-vous fait ?
CHAUVIN
J’ai téléphoné tout de suite.
CHATERTHON
Vous ne pouviez pas attendre pour passer votre coup de fil ? C’était si important que ça ?
CHAUVIN
C’était la police.
CHATERTHON
Alors vous avez bien fait. Et vous n’avez rien touché ?
CHAUVIN
Moi, non. Mais votre collègue, il a tout chamboulé.
CHATERTHON
Je sais, l’inspecteur Martineau m’a déjà mis au courant des détails de l’affaire.
CHAUVIN
Alors si vous savez déjà tout, pourquoi me reposer les mêmes questions ?
CHATERTHON
Parce que lui, il est de la judiciaire et pas moi. De plus, j’aime poser les questions. Dites-moi, vous travaillez ici depuis longtemps ?
CHAUVIN
Ça va faire 35 ans mon gars.
CHATERTHON
Vous connaissez tout le monde alors ?
CHAUVIN
Comme si c’était mes propres enfants !
CHATERTHON
Il y avait des tensions ces derniers temps ?
CHAUVIN
Des tensions ? Il rit. Vous voulez rire. On est à la télé, ici. Les tensions, ça fait partie du quotidien.
CHATERTHON
Des tensions inhabituelles, dans ce cas ?
CHAUVIN
Des frictions tout au plus, des sautes d’humeur. Mais pourquoi toutes ces questions ? C’est un accident, non ?
CHATERTHON
A première vue, oui.
CHAUVIN
Et à deuxième vue ?
CHATERTHON
Je sens quelque chose.
CHAUVIN
Excusez-moi.
CHATERTHON
Non, ce n’est pas vous. C’est une intuition. Un temps. Tiens, qu’est-ce que c’est que ça ? Il s’approche de l’endroit où était situé le corps. Il désigne un objet à terre. C’est à vous ?
CHAUVIN
Non. On dirait un morceau de verre.
CHATERTHON
N’y touchez pas !
CHAUVIN
Je n’en avais pas l’intention.
CHATERTHON
Il s’accroupit et, de sa poche, sort un sachet en plastique. Prêtez-moi votre mouchoir.
CHAUVIN
Tendant un mouchoir usagé. Voilà.
CHATERTHON
Qu’est-ce que c’est que cette chose immonde ?
CHAUVIN
C’est là-dedans que je me mouche.
CHATERTHON
Depuis la naissance, alors. Ne restez pas planté là, allez me chercher quelque chose pour ramasser ça, n’importe quoi. Une pince à épiler.
Il se lève pour donner des instructions et, ce faisant, il marche allègrement sur l’indice qui craque sous ses pieds.
CHATERTHON
Heu… laissez tomber la pince.
Il sort sa carte de police et s’en sert comme d’une pelle pour ramasser les débris de l’indice qu’il glisse dans la pochette en plastique.
CHATERTHON
Vous pouvez m’en dire un peu plus sur ce projecteur ?
CHAUVIN
Faut demander ça à la technique. Moi je ne suis pas compétent.
CHATERTHON
Et elle arrive quand la technique ?
CHAUVIN
Les gars ne devraient plus tarder maintenant. On entend un joyeux brouhaha venant des coulisses. Justement la voilà.