Roman

Suite à un accident dû à la foudre, un homme voit son ombre se matérialiser et revendiquer son droit à l’existence.

Pourtant mon corps avait subi d’étranges phénomènes. Le médecin qui m’avait ausculté aux urgences avait simplement évoqué une forme d’éléphantiasis instantané et auto résorbant, seule explication selon lui à cette augmentation considérable de certaines parties de mon corps. Il m’avait demandé si j’avais fait un récent voyage dans un pays tropical, la cause majeure d’éléphantiasis étant la filariose lymphatique transmise par les moustiques.
J’avais répondu que le pays le plus éloigné où je m’étais rendu, c’était la Suisse et il n’avait pas
insisté. Par acquis de conscience, j’avais tapé éléphantiasis sur Google. L’horreur ! Les photos
des déformations créées par cette malformation du système lymphatique étaient absolument
choquantes. J’en frissonne encore.
Je repoussai les couvertures et me traînai péniblement jusqu’à ma fenêtre. Dehors, les
nuages étaient bas et lourds. L’atmosphère semblait chargée d’électricité. Je suais comme une
motte de beurre au soleil. Ma gorge était sèche. J’avais besoin de boire quelque chose. J’allai
jusqu’à la salle de bains et fis couler l’eau du robinet jusqu’à ce qu’elle soit suffisamment
fraîche à mon goût. Du creux de la main, je recueillis le frais liquide et après m’être désaltéré,
je m’en aspergeai le visage abondamment. Tout en m’essuyant, j’observai longuement mon
visage devant le miroir. Je m’attendais à voir ma tête enfler, mes yeux sortir de leurs orbites et
ma bouche s’ouvrir de manière démesurée pour y laisser apparaître une autre tête. La mienne,
mais déformée, hideuse. Je frissonnais. On m’avait conseillé de m’adresser à un spécialiste. Un
exorciste, oui ! Car c’était clair comme de l’eau de roche : j’étais possédé.
Comment fait-on pour dialoguer avec une chose qui est à l’intérieur de soi ? Je n’allais
quand même pas me frapper la poitrine jusqu’à ce qu’une voix me dise d’entrer ? Je me palpai
sous toutes les coutures, examinai chaque recoin de ma peau devant et derrière. Il y avait peut-être
une ouverture, une sorte de fermeture éclair que j’aurais ignorée jusqu’à présent ? Je
regardai encore une fois mon corps. Particulièrement mon épaule gauche. Celle que ma mère
avait vu doubler de volume. Pourtant, elle n’avait rien d’exceptionnel cette épaule. Elle était
même plutôt chétive. Alors que j’allais la remuer, je surpris un mouvement dans le reflet de la
glace. Je n’avais pas bougé, ça, j’en étais sûr. Ce mouvement, ce n’était pas le mien. J’avais
haussé les épaules, mais ce n’était pas mon geste. J’avais bien pensé le faire, mais le
mouvement avait, en quelque sorte, devancé mes pensées. Cette découverte me laissa perplexe
un long moment. Au prix d’un effort incroyable, je me forçai à rester immobile et dans le
même temps je visualisai mon bras en train de se lever. Je regardai dans la glace le résultat de
ma petite expérience. Elle dépassa toutes mes prévisions. Je vis mon ombre, à mes côtés,
autour de moi, l’ombre de mon bras se lever exactement comme je l’avais simulé en pensée.
Mais mon bras n’avait pas bougé. Je levai alors physiquement mon bras et l’ombre s’accorda
au mouvement, selon les lois naturelles qui veulent qu’un corps opaque – son propre corps –
crée une zone sombre au contact de la lumière. Oui, c’était exactement ce qui se passa, sauf
que cela n’avait rien de naturel. L’ombre suivait bien mes mouvements, mais dans un autre
rythme. Un rythme décalé.
Un grondement de tonnerre, résonna dans le lointain. Mes cheveux se hérissèrent et je sentis
comme une petite décharge sur le bout des doigts. L’orage se rapprochait. Dans quelques
heures, peut-être moins, il serait là. Cela n’avait aucune importance en soi, mais bizarrement
l’événement – sans que je sache exactement pourquoi – revêtit une signification particulière.
Je retentai l’expérience avec les deux bras cette fois, puis avec tout mon corps et à chaque
fois, ce même sentiment de décalage.
Maintenant je n’avais plus aucun doute quant à l’existence de cette entité émanant de moi-même.
J’allais devoir affronter l’incroyable.
— Qui êtes-vous ? demandai-je d’un ton anxieux en espérant du fond du cœur que je
n’obtiendrai pas de réponse.
— Enfin, vous acceptez l’évidence.
— Qui êtes-vous ? répétai-je en m’accrochant désespérément à ce qui me restait encore de
raison. L’Ombre resta muette. Vous êtes… ? Vous êtes moi ? Vous êtes mon côté obscur ?
C’est exactement comme ça quand on devient fou. Je subis le « Syndrome Hamlet » Je
dialogue avec moi-même. Je dialogue avec mon ombre.
— Je suis bien votre ombre, dit–elle comme si elle avait lu dans mes pensées.
Je me secouai énergiquement.
— Vous… vous n’êtes pas à l’intérieur de moi, alors ?
— Je suis là où tout ombre doit être. A votre portée. Je reproduis plus ou moins votre
corps… je présume.
Arghhhh !!! Il y a mon ombre qui présume !!
Je croisai mon regard dans le miroir. Deux grands yeux exorbités et brillants. Un large rictus
animait mon visage tout entier.
Finalement, ce n’est pas si désagréable que ça d’être fou.
— Et vous qu’est-ce que vous êtes ? me demanda – t-elle ?
— Moi, je suis Denis.
— Et Denis, c’est quoi ?
— Comment ça, c’est quoi ? C’est moi, c’est mon nom.
— Mais c’est quoi, MOI ?
— Moi, c’est ce que je suis. Un homme, un être humain si vous préférez.
— Expliquez le concept.
Sa voix était monocorde, sans intention particulière. Je me demandai quand même d’où
sortait le son. Je n’imaginais pas de cordes vocales à cette chose et encore moins une langue.
— Je ne suis pas un concept. Je suis vivant.
— Expliquez le concept.
— La vie, c’est…
Je sentais bien que j’étais mal embarqué avec cette ombre inquisitrice qui me pilonnait de
questions comme si j’étais un prisonnier de guerre. Je contre attaquais.
— Et vous, vous êtes comme une âme ou quelque chose dans le genre ?
— Je ne sais pas ce qu’est une âme. Je ne suis qu’une Ombre. Vous êtes un être humain,
dites-vous ? Expliquez.
Elle ne me lâcherait pas, j’en avais la certitude.
— Hé bien, les êtres humains sont des individus masculins ou féminins…
— Quelle est la différence ?
— Entre les hommes et les femmes ? Houlà… vous avez une éternité devant vous, parce
que… Bon, je vais faire simple. Tout, ou à peu près tout, nous oppose mais nous ne pouvons
pas vivre séparément.
— Comme nous.
— Voilà. Par exemple.
— Si vous êtes un homme, je suis une femme, alors.
— Vous êtes d’un genre féminin, mais c’est un peu plus complexe que ça. Alors pour
terminer sur l’être humain, on vit, on respire, on meurt. C’est la nature, quoi. Mais nous ne
sommes pas les seuls êtres vivants sur la planète. Il y a aussi les animaux, les fleurs et les
plantes et tout ça, ça vit, ça respire et ça meurt pareil que nous.
— Ça meurt ? Expliquez.
— La mort, c’est la fin de la vie et peut-être le commencement d’une autre, mais là c’est un
avis personnel.
— Et moi ? Est-ce que j’ai le droit de dire « moi », si je ne suis pas un être humain ?
Comme tu veux ma grande, fais-toi plaisir.
— Vous n’êtes ni vivant, ni mort. Vous n’avez pas d’existence propre. Sans vouloir vous
offenser, vous n’êtes qu’une zone sombre créée par un corps opaque, votre serviteur, qui
intercepte les rayons d’une source lumineuse, cette lampe en l’occurrence. C’est ce que vous
êtes. Enfin, je crois. Non ?
— Je ne sais pas. Je vous le demande.
— Ben c’est ça. Sauf que jusqu’à il n’y a pas si longtemps, les ombres ne parlaient pas.
— Moi, si.
— Je le vois bien.
— Comment expliquez-vous ça ?
— Je ne l’explique pas. C’est bien là le problème.
Je me surprenais moi-même de la facilité avec laquelle j’avais accepté ce postulat qui
reposait soit sur l’acceptation complète et totale d’un état de folie furieuse soit sur cette réalité
fantastique d’ombre qui me faisait la causette. De toute façon, quel que soit mon choix j’étais
condamné à être enfermé immédiatement si j’en parlais à qui que ce soit. Et cette ombre
inconnue était là, en plein milieu de la nuit, dans ma salle de bains, elle « présumait » et me
posait des questions existentielles. Qui suis-je, où vais-je, dans quel état…
Et tout allait bien. Je n’étais plus du tout effrayé. On pourrait même dire qu’une nouvelle
vitalité s’était installée en moi. La sensation était loin d’être désagréable. L’Ombre passa
machinalement sa main dans ce que je présumais être des cheveux. Je ne vois pas pourquoi je
ne pourrais pas présumer, moi aussi. Hé ! Ça, c’était un de mes gestes.
— Je me suis aperçu que j’ai une certaine autonomie de mouvement, dit l’Ombre comme
pour répondre à mes interrogations muettes, mais je reste pourtant liée à vos pas.
— C’est un peu normal si vous êtes vraiment ce que vous dites. On peut savoir ce que vous
avez l’intention de faire maintenant ? Vous allez vous en aller ?
— Je ne peux pas. Comme vous l’avez démontré, je n’existe pas sans vous.
MAIS TU N’EXISTES PAS DU TOUT ! TU N’ES RIEN D’AUTRE QU’UNE ABSENCE DE
LUMIÈRE. UNE PROJECTION OBSCURE DES CONTOURS DE MON CORPS ! UNE
IMAGE, UNE APPARENCE. TU N’ES PAS RÉELLE !
— Je suppose que je vais devoir me contenter de cette situation.
Elle suppose maintenant. J’ai une ombre qui présume et qui suppose et qui me prend la tête
dans ma salle de bains. Super.
— J’aimerais savoir ce que c’est que d’être vivant.
— Pardon ?
— J’aimerais connaître la vie, me sentir vivant. Pouvoir aller où bon me semble.
— J’ai bien peur que ce ne soit pas possible.
L’Ombre laissa échapper ce qu’on pouvait prendre pour un soupir. Elle se renfrogna ce qui
eut pour effet qu’elle se détacha plus nettement sur le mur. Ses contours étaient maintenant
parfaitement visibles et j’eus le loisir de l’observer plus attentivement. Je n’avais jamais fait
attention à elle jusqu’à maintenant. Pourquoi l’aurais-je fait ? Elle suivait bien les contours de
mon corps, mais il y avait quelque chose d’autre. Elle semblait plus grande, plus élancée. Elle
dégageait un sentiment de puissance. Comme un félin. Une panthère noire, c’est l’image qui
me vint.
— Vous êtes mon ombre, dites-vous ?
— Oui.
— Pourtant, vous me représentez de façon différente. Vous semblez plus imposante que je
ne le suis en réalité.
— Je ne sais pas. Je reproduis votre corps, tel qu’il est. C’est ma fonction.
— Est-ce que vous voulez dire que ce que je suis vraiment est en réalité plus grand que
mon corps actuel.
— Je suis vous, tel que vous êtes. Je n’ai pas d’autres explications.
— Est-ce que vous avez déjà cherché à vous séparer de moi ?
Elle ne répondit pas.
— L’autre fois, chez mes parents. Quand je suis tombé par terre, on m’a dit que certaines
parties de mon corps avaient doublé de volume. C’était vous, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Je n’ai fait cela que pour vous sensibiliser à ma présence. Vous n’arrêtiez pas de me fuir.
— Vous essayez de vous manifester depuis plusieurs mois, maintenant. Je me trompe ?
— Des mois ? Expliquez.
— Du temps qui passe. Des jours qui se suivent encore et encore.
— Je ne comprends pas.
— En ce moment, par exemple, nous parlons depuis un certain temps, vous comprenez ?
C’est ça le temps.
— Oui, je comprends. J’essaye de vous contacter depuis de nombreux temps… je crois.
— Comment est-ce arrivé ? Comment en êtes-vous venue à exister ?
— Je comptais sur vous pour me l’apprendre.
— Comment voulez-vous que je le sache ? C’est de la métaphysique. Je n’ai pas pris ça
comme option à l’école. Je ne suis qu’un intermittent du spectacle, moi. Un comédien.
— Je sais. J’ai participé à plusieurs de vos « représentations » comme vous dites. Quel
intérêt trouvez-vous à recommencer chaque temps la même chose ? Je ne vois pas ce qu’il y a
là de palpitant.
— Attendez. C’est vous qui parlez ou c’est une pensée qui m’appartient et que vous vous
êtes appropriée ?
— Cela ne peut pas être de moi, puisque je n’ai pas d’existence propre.
— Pourtant, vous vous exprimez, vous portez un jugement, vous donnez votre avis, vous
suivez une conversation. Cela prouve bien que vous avez une volonté.
— Vous croyez ? Pourtant, d’après vous, je n’existe que parce que je vous suis rattachée.
— J’ai l’impression que c’est un peu plus complexe que ça, malheureusement.
J’avais besoin de marcher un peu pour remettre mes idées en place. Je m’avançai jusqu’à la
fenêtre près de mon bureau et je regardai les quelques gouttes de pluie qui commençaient à
tomber. Je respirai profondément. L’air était à présent saturé d’électricité. L’orage avait
progressé de manière impressionnante. Un puissant coup de tonnerre éclata quelque part au
nord. Il fut presque immédiatement suivi par un formidable éclair qui illumina le ciel. L’éclair !
Le photomaton ! Tout mon corps se hérissa et pendant un court instant je crus qu’il s’irradiait.
Tout me revenait en mémoire comme si je venais à l’instant de sortir de la cabine fumante.
Cela ne pouvait pas être qu’un hasard. J’allais retourner dans la salle de bains pour faire part de
mon illumination à mon ombre quand je réalisai qu’elle était juste à côté de moi. Évidemment.
J’allumai la lampe de bureau pour mieux la voir.
— Je crois que ça a un rapport avec l’électricité.