Seul en scène

Old man show

« Bonjour madame la directrice. Je vous remercie de m’accueillir dans votre établissement. Effectivement, je ne vous avais pas prévenu, mais c’est un peu le concept de l’inspection surprise. Alors comment vont nos mala… nos pensionnaires aujourd’hui ? Bon, tant mieux, tant mieux. Et combien de mala… de résidents vivent ici ? Et le personnel ? Compétant. Oui, j’espère. Mais je voulais dire le nombre de personne qui travaille ici ? Seulement ? C’est un peu léger non ? Oui, je suis au courant. Oui, oui… restriction… budget divisé par 10… nouvelles directives… manque de personnel qualifié… récession… austérité… oui, oui…Macron… (Marmonnant entre ses dents) Vous l’avez voulu, vous l’avez eu… non, non, rien ! Je comprends bien… non, ce n’est pas facile… conditions inhumaines…. Les horaires de fou… mal payé… hum… hum… après, c’est votre établissement, madame la directrice. Toute la responsabilité vous en incombe. Oui, je veux bien visiter les locaux. Je suis un peu là pour ça. Je vais noter deux ou trois choses pour mon évaluation. (Ils marchent) C’est un peu vétuste, non ? Les peintures, ça fait combien de temps ? Ah oui ! Quand même ! Normalement c’est tous les 15 ans. 10 ? En plus ! Alors vous voyez. Faudra faire quelque chose. Lessiver, javéliser, désinfecter, reboucher et repeindre. Pardon ? Tout ! Tout !! Allez, on continue. Alors, les cuisines. LA cuisine en l’occurrence. Oui, je sais on dit LES, mais vue la taille, on va dire LA. Allez-y, je vous suis, c’est votre établissement. Alors c’est quoi cette petite…. Cette toute petite pièce ? C’est pour mettre les balais ? La salle de jeux ? Hum… hum… mais là il n’y’a pas de jeux. Mais on dit quand même salle de jeux à cause de la pancarte. D’accord. (Continuant la visite) Et là ? Non, laissez-moi deviner. C’est la fosse commune… la salle !!! la salle commune. C’est ce que je voulais dire. Bon. Et bien maintenant, j’aimerai bien voire quelque vieux… quelques mala… pensionnaires. Alors, qu’est-ce qu’on a là ? (Choqué en voyant la tête d’un pensionnaire) Houlà !! (A la directrice) Mais qu’est-ce qui… ? (Désignant les oreilles du patient) Il n’a plus de… Où elles sont ses… ? Mais comment il a fait ? Oui… la tête coincé… des barreaux, d’accord. Hum…hum… et du coup. Plus de… Ben oui, forcément. (Au pensionnaire) Comment allez-vous ? (A la directrice) Ah mais il n’entend pas du coup ? Si quand même ? Ah oui, il y’a les trous… avec les conduits. (Au pensionnaire en criant) Vous êtes bien ici ? On vous traite bien ? Pardon ? Vous n’êtes pas sourd ? Oui, désolé. Alors, qu’est-ce que vous aimez faire ? Vous aimez lire ? C’est bien ça. C’est important la lecture. Il faut lire, lire. Pardon ? Ah, vous ne voyez plus très bien. Et bien il faut mettre des lunettes !! Oh ! Pardon. Désolé. J’avais oublié… Du coup, ce n’est pas pratique, pratique. Hum… je comprends. Sinon, vous pouvez toujours… (A la directrice) Excusez-moi, je peux emprunter vos lunettes madame la directrice ? Merci. (Il casse les branches, puis au pensionnaire) Voilà, vous arrachez les branches. Vous n’en avez pas besoin. (A la directrice, horrifiée) C’’est pour l’exemple, ne vous inquiétez pas. (Au pensionnaire) Et vous mettez un bout de scotch ou de sparadrap et vous collez la monture sur le front. Comme ça plus de problème. Et en plus ça donne un style original. Oui, je repasserai vous voir à… à l’occasion. A noël. Voilà. On est en janvier, donc à noël. Au revoir. Allez bonne lecture. (Continuant sa visite) Ils ont l’air bien. Et ce Mr ? Dans son joli fauteuil… qui roule ? Il a quel âge ? 85 ans !! Wow. Dites donc. C’est le… le plus jeune de l’établissement ? Et pourquoi il est en fauteuil ? Il n’a plus de rotules ? Ah oui ? Même pas une… ? Non, plus du tout. Plus de rotules. Et comment est-ce arrivé ? A la guerre ?? Il a fait la guerre ? La guerre de cent ans !! La guerre d’Algérie. Ah bon ?? Mais l’Algérie c’était quand ? (Comptant sur ses doigts) Ah oui ! (Au pensionnaire) En effet, vous avez l’âge d’avoir fait l’Algérie. C’est dingue, ça ! Et donc du coup les rotules, c’est à cause de la guerre. Vous aviez 20 ans. Ah quel bel âge. 20 ans. Et vous avez sauté… ? dans une mine… SUR une mine, C’est sûr que là… Ah non mais moi je vois. Avec mes enfants par exemple. Je leur dis toujours : Attention. Regardez où vous marchez. Bon, vous, vous n’y êtes pour rien évidemment. J’imagine bien que vous n’avez pas fait exprès de marcher sur une mine. Hum… hum… c’est ça, c’est ballot. Eh ! Malgré tout, vous avez bonne mine. (Il rit) Mais oui, un peu d’humour. Ça n’a jamais tué personne. Mais voilà. C’est important l’humour. Des fois c’est tout ce qui nous reste. Vous êtes militaire de carrière si j’en juge par toutes les médailles quoi ornent votre… votre pyjama. Hum… hum. Il en faut ! Vous savez quelle est la destination préférée des militaires pour les vacances ? (Un temps) Grenade !! (Il rit) Bon allez, assez rigolé. Repos soldat, vous l’avez bien mérité. (A la directrice) Vous avez des petites sucreries pour lui donner. Non ? Diabète. Hum… hum… c’est bête.
(Continuant sa visite) maintenant, je verrais bien des femmell… des patientes, des pensionnaires femmes si possible. Cette dame ? Oui, très bien.

Revenons, si vous le voulez bien, à nos petits vieux car il y a des distinctions qu’on soit vieux, très vieux ou trop vieux. Pour cela on va avoir recours à la formule poétique. On ne va pas parler d’années, mais de printemps. Il a X printemps. Printemps, ça fait encore… vous voyez… il y a la notion de renouveau. Ce n’est pas fini. Le printemps, c’est la vie qui recommence. Il y a de l’espoir. En revanche, dès qu’on parle d’automne ou d’hiver, là ça commence à sentir le sapin. Alors dans la formulation à la mords moi le nœud on trouve aussi : le 3ème âge, le 4ème âge, le grand âge, l’âge mûr, l’âge de raison, l’âge de glace, l’âge… l’âge… là je n’ai plus d’exemple. Mais bon, on se comprend. Alors on va préférer rester sur des formules positives. On va parler de l’avancée en âge. « Et toi tu avances dans la vie ? » « Un petit peu… en ce moment j’avance en âge. » « C’est bien déjà ». L’avancée en âge, terme faux cul par excellence. C’est comme balayeur et technicien de surface ou comme discrimination positive. Tout ce langage de merde créé par des pauvres types derrière leur bureau pour nous faire gober que la vie n’est pas aussi moche qu’elle semble l’être. Mais si, elle l’est. On veut nous faire croire que la société cherche à nous offrir une meilleure vieillesse. Et vous savez quoi ? C’est sûrement vrai. Pourquoi on nous parle du bien vieillir, du mieux vieillir ? Faire attention à son alimentation, son taux de sucre, son taux de sel, son cholestérol, son cœur, ses hanches, sa tête, alouette. Toujours pour la même raison cité précédemment car on peut encore nous exploiter avant qu’on disparaisse. Tant qu’on est vivant on consomme. Il y en a qui ont bien compris que l’argent de la retraite il est là et il ne demande qu’à être dépensé dans toutes ces activités bienveillantes. Alors oui, je pense… de façon très cynique, qu’on a intérêt à nous garder en vie le plus longtemps possible. Mais ce n’est pas par empathie ou par altruisme, croyez-le bien.
Mais revenons à nous. Les vieux. Vieux. Il y a des gens qui sont choqués par ce mot ; vieux. C’est comme si on les insultait. « Espèce de vieux… !! » de vieux quoi ? Ce qui est insultant c’est le mot qu’on va mettre après ; vieux… con, rabat-joie, chnoque, vieille canaille. Mais vieux, le mot en lui-même qu’est-ce qu’il a de déshonorant ? Rien. Et pourtant ce sont très souvent des vieux qui sont choqués par le mot. Ils ne supportent pas qu’ont disent qu’ils sont vieux. « Mais regarde-toi ! T’as la peau sous le menton qui fais de la multiplication, t’as les yeux chiasseux qui coulent, t’as les genoux tellement niqués et en compote que tu ne peux plus arquer correctement, et ta peau ! Tu plisses de partout et même des fois tu pisses de partout incontinent’ men, tu portes des couches, t’as les mains fripées et tachetées, tu pisses jaune citron quand tu arrives à pisser et tu fais la gueule parce qu’on t’a dit que tu étais vieux ? Sérieux ? »
Beaucoup de gens pensent que ce n’est pas beau de vieillir. Qu’on est moins désirables, moins beaux… moins tout. Là encore c’est très subjectif. Qu’est-ce qui est beau, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Il y a du papier et des crayons sous les sièges. Vous avez quatre heures. (Un temps) Restons scientifique. Qu’est-ce qui se passe lorsque l’on vieillit ? (S’appuyant sur des graphiques projetés sur l’écran) Plein de choses. Plein. Énormément. Notre corps change, par exemple. C’est indéniable. Et ça tout le monde n’est pas près de l’accepter. Globalement, peu de gens vivent en parfaite harmonie avec leur corps et à fortiori quand celui-ci commence à changer, à se transformer. Quelle partie du corps change concrètement ? Chez nous, les hommes, c’est plutôt au niveau du bide. Bien entendu, je mets de côté les buveurs de bières qui sont hors compétition, mais c’est vrai qu’en prenant de l’âge on a tendance à… (Un temps) vous voyez, moi aussi au bout d’un moment je me fais avoir par les formules… en prenant de l’âge. « Tu reprendras bien une petite bière, Maurice ? Non merci déjà que je prends de l’âge, je ne vais pas en plus prendre du bide ». C’est fou, ça les formulations. On ne s’en rend plus compte. C’est ancré dans notre inconscient collectif.